Les concepts de base

 

La distanciation et la modélisation du dipôle tournant

Dès le début, la distanciation fut conçue autour de l'idée selon laquelle les êtres humains passent sans cesse par une alternance entre des phases de distanciation et des phases d'identification.

Le seul "dépassement" possible de ces deux entités que sont la distanciation et l'identification (cette dernière étant étendue à la projection, voire au transfert, tant psychologique que plus tard, psychanalytique) ne pouvait venir que d'une conception dialectique :

Ce fut la modélisation du "dipôle tournant".

A un pôle la distanciation, à l'autre pôle, la triade identification/projection/transfert, et l'hypothèse de base : l'être humain ne cesse d'osciller d'un pôle à l'autre, en fonction de son " profil", de son histoire personnelle, du contexte, etc. La représentation dipolaire apporte du dynamisme, de la diversité, et surtout une liberté ontologique plus que jamais nécessaire pour sortir des théories de l'aliénation médiatique (Adorno, Marcuse, Debord, Popper) ou de leur contraire moins usité, c'est-à-dire des théories libératrices qui affirment que les médias nous libèrent.

La fécondité de cette approche, relativement originale dans le champ des sciences humaines et sociales, fut immédiate. C'est ainsi que des typologies de la distanciation, de l'identification, de la projection et du transfert furent dégagées et progressivement systématisées en distinguant par exemple des identifications de contact, dites " médiées " (au " père", au " maître", à l'acteur, etc.), médiatisées (par un média électronique et/ou interactif) et abstraites (à une idée, par exemple celles de liberté ou de justice). Des mesures de profils d'identification ou de distanciation retrouvèrent d'autres travaux sur les profils d'apprentissage ; des travaux purement pédagogiques antérieurs, notamment avec le concept de survision se trouvèrent expliqués et élargis ; et surtout une compréhension plus large des phénomènes distanciateurs émergea avec la différenciation entre une distanciation de premier niveau, commune à tous les être humains, appelée "distanciation critique" et une autre, plus difficile à mettre en œuvre, plus complexe, appelée "distanciation dialectique" qui, lorsqu'elle sera mieux connue et comprise, permettra de définir de véritables programmes d'entraînement à la distanciation et par là d'échapper à l'aliénation médiatique.

Ces deux catégories ont ensuite été réunies en une " distanciation médiatique " prenant en compte la spécificité des médias analysés au travers de leurs deux fonctions les plus décisives, la fonction de communication (la plus évidente) et celle de création, réunies à leur tour elles aussi dans un dipôle dynamique en interaction avec le dipôle distanciation/ identification.

 

Les aspects politiques et sociaux

La principale retombée sociale de la théorie distanciatrice tient peut-être dans la liberté qu'elle (re)donne aux acteurs sociaux. Elle permet de dépasser l'alternative classique : démocratie de l'information/aliénation par les médias. La société démocratique s'étend par les médias mais en même temps ceux ci développent ou amplifient le conformisme intellectuel (c'est le thème de l'aliénation médiatique cher à Karl Popper ou Guy Debord). Comment rendre compte de ce double mouvement à l'aide d'une seule théorie ?

La modélisation dynamique distanciation/identification montre que le poison de l'aliénation possède en lui-même son propre antidote. En passant continûment d'attitudes distanciatrices à des attitudes identificatoires (ou projectives), nous possédons tous, à des degrés divers, la capacité d'apprendre à nous distancier. Le " déterminisme " théorique global débouche sur une variabilité locale, une indétermination individuelle quasi ment illimitée, comme dans certains modèles biologiques.

D'où le fait que ces travaux théoriques conduisent à des applications pratiques notamment en matière de formation ou de pédagogie.

 

Quelques résultats concrets

La survision se présente comme une technique de visualisation permettant de "survoir" des structures implicites. Il s'agit d'une première utilisation de la distanciation à des fins éducatives. Pratiquement, l'entraînement à la survision consiste à repérer des " cas généraux " derrière des cas particuliers : c'est ainsi que l'apprenant en mathématique sera conduit à " survoir " une identité remarquable derrière une factorisation concrète. En grammaire, on repérera facilement les structures syntaxiques et leur rôle transformationnel ; en sciences naturelles, les réseaux apparaîtront sous l'observation concrète. Les fonctions hypertextuelles ou hypermédiatiques mises en œuvre dans les logiciels informatiques de dernière génération vont d'ailleurs dans cette direction. On s'approprie le sens d'en texte en prenant de la distance avec lui et en s'en distanciant, on s'y identifie. En d'autres termes, l'acquisition de connaissances par activation de réseaux sémantiques met en branle des alternances continuelles entre distanciation et identification.

Les profils de distanciation ou d'identification/projection/ transfert (appelés "  IPT ") constituent une autre retombée de taille de la théorie distanciatrice. Leur mesure peut être assez facilement effectuée, et à partir de données rigoureusement individuelles, il devient possible de prévoir des stratégies d'entraînement. Les " identifiés béats " (une des catégories repérées dans les populations témoins) peuvent trouver des exercices distanciateurs adaptés, destinés à limiter leur état de " dépendance".

 

Une réflexion sur l’identité et l’identification en chaîne

Dans un exposé de 1997, une étudiante de Saint-Etienne, Patricia Moutin, partait des cours de "Communication et changement" d’Emmanuel Sacchi, des travaux de Michel Crozier, Renaud Sainsaulieu, Vincent Lenhardt, Jean-Pierre le Goff, d’Alain Etchegoyen et des miens (explicités dans un polycopié intitulé " Identité et image "). Elle voulait expliciter les relations entre les processus d’identification des cadres tant au chef charismatique qu’aux valeurs de l’entreprise afin de repositionner le communicant comme un médiateur des pratiques managériales. Son analyse devait s’appuyer sur la catharsis que le processus de double identification suggère.

Après avoir intelligemment posé une problématique de la construction dynamique de l’identité, conçue comme une sédimentation : " L’identité est une mémoire et assure sa permanence par la sédimentation ", chaque sédiment étant alors considéré comme une image, elle décrivait les processus d’identification en chaîne, par étapes hiérarchiques : du non cadre au cadre et du cadre au chef ou aux valeurs.

Dans cette partie, elle usa avec profit de ma typologie des identifications en trois degrés (identification de contact ou médiée, du disciple au maître, identification médiatisée par un média possédant des spécificités caractéristiques, sa prégnance, etc., et l’identification abstraite aux valeurs générales, mythes et croyances). Le schéma ci dessous illustre cette question :

 

Figure 1. Catégories d'Identification :

Au passage, on peut rappeler que s’il ne s’agit pas toujours d’identification au sens psychologique classique, il peut concerner parfois la projection, voire le transfert (cf. les travaux sur la triade IPT).

La première préconclusion de cette étudiante stipulait que " les conseillers en management s’intéressent donc beaucoup à l’identification ". J’y ajouterais que l’identification en chaîne qui fait naturellement appel à beaucoup de phénomènes de communication supposerait un examen plus attentif que le discours incantatoire habituel suggère.

 

Pour une critique de l’identité " aliénante "

Dans une seconde partie, l’étudiante critiquait avec force ce modèle de l’identification "considérée comme un devoir" à la lumière des travaux (très critiques !) de J.-P. Le Goff. Elle s’interrogeait sur l’existence d’une  identification aliénante, à la source de certains refus des acteurs ou agents, rejoignant ainsi certains de mes travaux. Il me semble d’ailleurs que d’autres réflexions sur l’aliénation (ce terme doit être pris dans sa définition hégélienne), sur l’innovation et sur les processus d’appropriation (au cœur des problématiques d’acceptation et d’accompagnement du changement) auraient pu être appelées à la rescousse. En effet, si on veut bien considérer les deux degrés de l’appropriation tels que je les ai définis, celle ci commence par une appropriation technique débouchant en principe sur une " aliénation dure ", elle se poursuit, lorsque le processus se complexifie, avec une appropriation technologique ou formelle qui peut déboucher soit sur une  aliénation (hégélienne) douce ou insensible (cf. Aldous Huxley et le thème connu des " esclaves heureux dans leurs prisons sans murs "), soit sur une libération si les processus de distanciation entrent suffisamment en jeu.

Le schéma ci-dessous illustre ces trois scénarios : deux  aliénations   et une   libération. Le changement conduit à l’un des trois, d’où les craintes et les réticences qu’il entraîne souvent et qu’il vaut mieux expliciter pour baliser la route.

Figure 2. Catégories d'appropriation :

 

Cette modélisation pourrait peut-être servir de cadre de base à une analyse des processus d’acceptation (ou de refus) du changement à partir des combinatoires entre le dipole "distanciation/identification" et le dipole "Création/Communication". Il s’agit évidemment d’une approche purement théorique, mais je crois que son adaptation pourrait être assez rapide. Nous devions la mener en commun avec Emmanuel Sacchi.

 

Où l’on a besoin de la distanciation…

Les salariés impliqués dans ces processus d’identification n’en gardent pas moins leur  quant-à-soi (ce qui est en fait la première manifestation de la distanciation critique). Sa seconde préconclusion de l'étudiante annonçait que  l’identification aliénante ne fera que peu de victimes  (au moins chez les non cadres).

Dans sa conclusion générale, elle amorçait une réflexion très intéressante sur l’identification en chaîne décrite plus haut en faisant référence à la catharsis aristotélicienne (cf. la Poétique). En effet cette identification en chaîne rappelle la double identification du spectateur à l’acteur et de l’acteur aux dieux ou aux héros. Elle avance que grâce à la catharsis, on peut réhabiliter les pratiques managériales, et cette réhabilitation ne peut que faire appel aux communicants, qui doivent alors se comporter comme des médiateurs.

D’un coup, leur positionnement dans les organigrammes, leur rôle stratégique et la liberté qui doit leur être laissée se trouvent justifiés. On retrouve le thème de la légitimation des communicants que j’ai examiné dans mon dernier ouvrage sur Les professions de la communication.

Cette question peut être traitée selon la problématique suivante, synthétisée dans le schéma ci-dessous :

Figure 3. Les trois identifications du personnel et les trois niveaux hiérarchiques :

 

 

Rappel de quelques notions indispensables :

Distanciation critique : celle que tout le monde possède (prise de recul de distance, etc.). Elle est aussi nommée ADI (auto-distanciation immanente).

Distanciation dialectique : distanciation de second degré, de caractère non automatique, inégalement répartie. Elle peut faire l’objet d’entraînements divers, s’éduque et se développe. Elle seule évite (ou guérit) les pathologies classiques comme l’hyperdistanciation ou l’hyperidentification.

Dans les processus d’identification en chaîne, la distanciation critique intervient toujours, tôt ou tard, d’où sûrement les échecs des "  politiques de motivation  ". Chaque individu peut connaître différents degrés d’identification. La communication d'entreprise a naturellement pour effet (ou pour mission) de renforcer l’identification médiatisée (presse, vidéo d’entreprise, réseaux, intranet, etc.). Le communicant s’inscrit dans le cycle ADI/IPT dès ce moment là. De nombreuses variantes sont possibles et devraient être étudiées, comme éventuellement l’identification abstraite des agents (si le " père fondateur est assez charismatique et " fonctionne " sur un registre susceptible de s’y prêter du genre des ouvrières de chez Vuiton telles que les décrit Etchegoyen). Comme ceci demeure exceptionnel, le schéma ne le figure pas.

 

Une méthode managériale

Une éventuelle méthode managériale pourrait consister à renforcer le rôle de la distanciation dialectique pour les cadres, c'est-à-dire leur faire prendre conscience des possibilités de leur propre distanciation vis-à-vis des valeurs pour mieux organiser l’appropriation formelle (la plus " libératrice ", cf. la figure 2) : on retrouverait ainsi les racines du projet d’entreprise (non dévoyé) et le discours sur les finalités et le sens.

L’identification seule, combinée à l’inéluctable distanciation critique conduit vers des processus d’appropriation technique, c'est-à-dire vers une " aliénation " (ou perçue comme telle par certains salariés).

Avec la mise en œuvre de la distanciation dialectique, on passe plus aisément à l’appropriation formelle, donc à des formes d’adhésion consenties parce que distanciées.

La motivation fait fausse route lorsqu’elle privilégie l’identification (d’abord au chef puis aux valeurs). Pour réussir, elle doit se centrer sur la distanciation, ce qui est certes risqué quand celle ci demeure critique mais plus jouable si elle est dialectique.

Cette approche demeure très théorique, mais l’observation et les études de cas apportent déjà des précisions et des inflexions.

En conclusion, il semble que les schémas distanciateurs peuvent rendre compte ou expliquer des cas réels, et ensuite générer des actions concrètes (prise de conscience du schéma lui-même et des processus mentaux afférents, exercices de distanciation, repositionnement des communicants dans les organigrammes, redéfinition des stratégies de communication et des politiques de formation, etc.).

 

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La théorie distanciatrice et l'entreprise

Chapitre "Notice JLM"

Commentaire

A priori, la théorie distanciatrice ne concernait pas l'entreprise en tant que telle, même si dans ma thèse j'avais validé ses concepts fondateurs sur les "petits groupes volontaires" et en particulier les associations.

Ce n'est qu'au fil des années et surtout suite à des discussions passionnées avec mon ami Emmanuel Sacchi (Sacchi Conseil, Angers et Paris) que j'avais connu à Angers et fait intervenir dans le cursus de communication que j'animais alors, que l'évidence de la proximité de la distanciation et de ses travaux sur le changement et le visionning m'apparut avec toute sa force et sa plénitude.

Emmanuel Sacchi est disparu en janvier 2000, interrompant ces travaux qui devait déboucher sur une publication commune. Les pages ci contre ont été élaborées pour étayer nos discussions. Je tiens à lui rendre hommage et rappeler tout ce que beaucoup de personnes lui doivent. Il était un éveilleur, hyper-compétent, confiant, tolérant chaleureux, un véritable humaniste de l'entreprise, doublé d'un artiste du coaching.