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Jean-Luc Michel

Logique circulaire et pensée graphique : les pièges à concepts

 

 

"Comprendre signifie donc avant tout géométriser.

Le schéma, le dessin, le graphique sont employés depuis les débuts de l'écriture, et sont d'ailleurs sûrement antérieurs à cette dernière. Ils furent la forme première de communication "écrite". Et ils reviendront sûrement un jour à l'avant-scène de la pensée, lorsque le cheminement rectilinéaire de l'écriture, comme le disait André Leroi-Gourhan, aura cessé d'exercer sa toute puissance .

Si la relation entre le schéma et la représentation des connaissances apparaît assez évident, au moins de prime abord, il n'en est pas de même du point de vue du rôle du schéma quant à l'élaboration des connaissances, selon la terminologie proposée pour ce colloque. Aussi, avant d'en venir au vif du sujet, il sera utile de montrer comment cette idée a priori non évidente peut se révéler féconde et utile.

Une histoire d'organigramme

A la grande époque, déjà lointaine, de l'informatique scolaire triomphante (1983/1986), on pouvait observer sur la plupart des manuels destinés à la familiarisation avec les ordinateurs une fâcheuse propension des auteurs à faire prendre des vessies pour des lanternes, ou, en termes plus adaptés, à chercher à inculquer à leurs malheureuses victimes (élèves et enseignants) l'idée que pour être performant en informatique, il fallait à tout prix recourir, lors de la phase d'analyse, à des organigrammes, truffés de rectangles à coins droits ou arrondis, de losanges et d'autres codes graphiques mystérieux dont la bonne connaissance était paraît-il indispensable pour pouvoir programmer. Naturellement, cette manière de voir tournait délibérément le dos à la réalité et obscurcissait beaucoup plus qu'elle n'éclairait la lanterne des apprentis-programmeurs. La raison était simple : un stupide retournement du schéma transducteur en schéma inducteur . Par un intéressant mécanisme de retournement, l'organigramme qui sert d'ordinaire à clarifier la présentation d'une structure complexe, notamment en raison des fameux test conditionnels et autre boucles imbriquées, difficiles à représenter dans le cadre d'une structure rectilinéaire, était devenu la pierre philosophale des apprentis-programmeurs. On voyait des boîtes partout, mais les programmes n'avançaient pas plus vite. Avant de faire des boîtes à chaussures, il faut des chaussures. Avant de s'occuper du cadre, il faut le tableau. Avant de s'occuper du schéma, il faut le concept. Sauf dans les cas où le schéma aide à l'accouchement du concept.

Une problématique de l'inné et de l'acquis

Une analyse de premier niveau conduit immanquablement à se demander si des schémas authentiquement "inducteurs" existent vraiment, si l'intellection présuppose une étape graphique qui serait la matrice de la conceptualisation. De fait, il apparaît beaucoup plus aisé de trouver des exemples de schémas (re)-présentant des connaissances déjà acquises et seulement chargés de les diffuser en les présentant de la manière la plus "élégante". Dans cet ordre d'idées, les schémas seraient des béquilles, des prothèses à la diffusion des idées.

Une analyse de second niveau montrerait assez rapidement que même un schéma transducteur simplissime dépasse souvent son rôle de médiation. En parvenant au stade du symbole, le schéma canonique est susceptible de déclencher une distanciation de son émetteur vis-à-vis de la réalité qu'il est censé (re)-présenter. Ainsi, un schéma aussi évident que celui d'une ambulance (avec la croix rouge peinte sur la carrosserie) peut passer du rôle de (re)-présentation objective - par exemple dans un dessin destiné à l'apprentissage du code de la route - à une élaboration de connaissance, s'il est repris ou "détourné" dans une caricature politique, telles que les dessine Plantu : l'ambulance devient une cible pour des terroristes qui se félicitent de la croix rouge qu'ils comparent à une mire bien pratique pour diriger leurs tirs. Le schéma (caricatural) fonctionne vraiment. A partir d'une (re)-présentation connue, il secrète une nouvelle "connaissance", alliée à un texte qui distancie de l'interprétation classique, habituelle, normale. Comme s'écrie Jacques Séguéla "Décalez, il en restera toujours quelque chose" .

Dès lors, une idée simple apparaît selon laquelle il y aurait sûrement comme une sorte de continuité entre le schéma inducteur et le schéma transducteur, un peu à l'instar des caractères innés et acquis, modifiés les uns par les autres pour créer un continuum interactif. Ce sera le point de départ de nos réflexions, en considérant notamment que la recherche et la typologie de schémas "natifs" comme disent les géologues partiront de ce continuum sans chercher à découvrir les structures originelles les plus profondes, les plus fondamentales. Dans un premier temps au moins, une structuration atomique sera plus maniable qu'une structuration nucléaire, tant il est vrai que la physique de l'atome n'a pas attendu la physique nucléaire pour fournir ses premiers résultats opératoires.

Le troisième stade de cette analyse préalable vient d'être esquissé : il s'agirait de savoir s'il existe des structurations graphiques susceptibles d'induire l'intellection, ce qu'en d'autres termes, le titre de cette communication résume sous l'appellation de "pièges à concepts". Comme ceci va être montré par la suite, la réponse sera évidemment positive, avec une première étude d'occurrence de "standards représentatifs" dans un corpus de quelques ouvrages significatifs.

La pensée graphique

Depuis les travaux d'Abraham Moles et de Jacques Bertin , le concept de pensée graphique a connu son heure de gloire, d'autant que des travaux récents de neurophysiologie semblent confirmer la partition cervicale en plusieurs zones d'activités primaires dont l'une est orientée sur le graphisme et l'autre sur la logique. Nous nous limiterons ici au premier niveau d'interprétation du graphisme intellectuel en rappelant que pour le moment, on a plutôt parlé de cette notion vers l'aval, c'est-à-dire du point de vue de la (re)-présentation des connaissances. Ainsi qu'on va le voir dans la suite, la "pensée graphique" peut, en première analyse se rapporter à un petit stock de formes simples ou pures susceptibles de permettre des visualisations immédiates (sans médiations parasites) d'enchevêtrement de concepts ou d'informations. A chaque fois qu'une notion complexe se présente à l'esprit, celui-ci enclenche, "embraie" sur une (re)-présentation visuelle qui permet ensuite de traduire, dans la filière typographique, rectilinéaire et syntaxiquement orientée la complexité de la pensée.

De fait, une étude que nous n'avons pu mener pour cette communication mais qui pourrait être reprise ultérieurement, montrerait qu'une partie des créateurs de notions, de concepts ou d'œuvres, lorsqu'ils se sont confiés sur ces moments bien particuliers (et brefs) de leur existence, reviennent souvent sur la perception globale, totale, unique, esthétique de leur trouvaille, de leur découverte : " Nous avons simplement eu la chance de tomber sur une structure si élégante. " 

Ce n'est évidement pas l'écriture toute intérieure qu'elle soit qui aurait pu leur permettre d'accéder instantanément à cette vision d'ensemble. Le fait existe, mais comme ces moments sont par définition fugitifs, ils ne sont guère faciles à étudier. Peu importe qu'il faille considérer qu'il ne s'agit peut-être que d'une pensée "prégraphique", la vraie pensée graphique n'intervenant que plus tard, par exemple au moment de la première "communication", ne serait-ce qu'à soi-même et pour soi-même de la chose pensée. On peut postuler, sans grand risque, l'existence de sortes d'"universaux graphiques mentaux" faisant intimement partie de notre bagage intellectuel, ce qui centre la recherche vers leur mise en évidence et leur typologie.

Quelques indices parallèles de cette approche pourraient se trouver avec la musique, notamment lorsque le compositeur use de considérations graphiques pour caractériser sa création musicale (il suffit de penser aux indications de Debussy ou de Ravel).

La logique circulaire

Essentiellement héritée de Norbert Wiener et de son concept de rétroaction (feed-back) et de l'analyse systémique créée par Ludwig von Bertalanffy avec, entre autres, la notion d'émergence, la logique circulaire constituera ici… le premier exemple de la pensée graphique . En effet, l'association de la logique et de ses significations classiques d'ordre, de rigueur et de stabilité (de calme et de volupté…) avec la notion de circularité, essentiellement graphique, même s'il s'agit en l'occurrence d'un graphisme élémentaire, constitue l'exemple canonique, le paradigme fondateur de l'imbrication extrême du schématisme et de l'intellection.

A chaque fois que l'on aborde la question du graphisme conceptuel, on ne peut être absolument certain que le schéma soit employé pour élaborer des connaissances, car à partir du moment où celles-ci sont divulguées, on peut croire que le schéma n'est seulement employé que pour les (re)-présenter, ou bien qu'il est le produit d'une sorte d'interaction entre la cognition graphique et sa présentation publique, d'où l'existence d'une classe d'objets représentationnels complexes, résultats d'une interaction entre les schémas de création sur lesquels nous allons à présent nous pencher et les schémas de communication, liés à une approche plus traditionnelle de description, d'entendement d'une réalité complexe .

Rôle du schéma dans l'élaboration des connaissances

Toute étude sur le rôle du schéma dans l'élaboration des connaissances devrait passer par un premier relevé exhaustif de ses occurrences débouchant sur une première classification typologique. Mais comme il a été souligné plus haut, la présence ou l'absence du schéma dans les textes n'est pas directement déterminante de son rôle véritable. Ainsi, une étude serrée de nombreux textes "fondateurs" pourrait montrer que la pensée graphique fut prépondérante pour de nombreux auteurs, même si, dans leurs écrits, ils n'y faisaient que peu ou pas du tout référence. On aurait ainsi un "schéma" (!) allant de la découverte liée à la pensée graphique vers une médiation littérale ou littéraire effaçant toute référence graphique. D'où la difficulté de situer le problème et l'obligation de rechercher en amont des marqueurs, des déterminants littéraires en tant que trace plus ou moins bien dissimulées de la pensée graphique sous-jacente. Nous n'avons évidemment pas le temps d'esquisser ce que pourrait donner cette recherche, tout au plus, donnerons-nous un exemple indicatif.

Figure 1. La relativité de la simultanéité selon Albert Einstein  :

 

Ce dessin d'Einstein (repris par le graphiste de l'éditeur) illustre assez bien la dualité création/communication de la pensée graphique. De toute évidence, il sert à communiquer le concept, mais au-delà il doit fonctionner dans l'esprit du lecteur et le conduire à créer à son tour du sens, conformément à celui qui fut donné par l'auteur. En ce sens, le schéma transducteur peut devenir inducteur. C'est sur la base de ces réflexions que nous avons proposé la notion de survision qui sera examinée plus loin.

Schématisation et scientificité

Un autre argument à prendre en compte quant au masquage graphique tient aux habitudes scientifiques, littéraires et même typographiques dominantes selon lesquelles la présentation d'un schéma ne serait pas sérieuse. Imagine-t-on un ouvrage de Spinoza avec des figures montrant des boucles étranges, des circularités complexes ? Seuls, les écrits modernes de philosophie et d'épistémologie recourent parfois - et à petite dose - au graphisme et lui assurent un statut de scientificité, ce qui eut été inconcevable au début du siècle et auparavant. Et encore, les figures que l'on observe ne sont le plus souvent que des entremêlements de la dialectique d'interactivité entre la création et la communication des concepts ou des connaissances. On pourrait aussi relier cette longue absence de graphisme dans l'expression de la pensée complexe au statut de l'intellectuel. Il est "payé" pour savoir exprimer des idées, des concepts, fussent-ils les plus complexes. Et peut-être que la célèbre phrase attribuée à Napoléon a obligé les intellectuels à ne cesser de montrer qu'ils sont quand même capables de faire des beaux discours… en se passant de dessiner leurs idées.

Pour réaliser cette étude, nous avons évidemment compilé nombre d'ouvrages appartenant au vaste champ de la sociologie ainsi que certains écrits philosophiques se rapportant à des domaines voisins. De Bachelard à Bergson en passant par Piaget, Ellul, Sfez, Simondon, Marcuse, Adorno, etc., aucun de ces auteurs n'a cru utile d'employer un quelconque graphique pour illustrer sa pensée… ce qui ne nous apprend pas grand chose quant à notre interrogation centrale. En effet, ce résultat négatif, s'il serait de nature à désappointer ceux qui enquêtent sur l'utilisation du schéma dans la présentation des connaissances ne prouve absolument rien quant à leur élaboration. Qui prouve en effet comme cela a déjà été souligné qu'aucun de ces auteurs n'a pas un jour, au brouillon, esquissé un dessin censé lui faire mieux "voir" un enchaînement conceptuel particulièrement complexe, une causalité semi-circulaire. Cette constatation, pour "optimiste" qu'elle soit par rapport au sujet montre en même temps les limites de l'étude : il faudrait compléter celle-ci par une longue série d'entretiens avec les créateurs afin de vérifier s'ils utilisent ou non la pensée graphique à des moments intellectuels cruciaux. De plus, on peut se douter qu'il existe sûrement un gouffre entre les modélisations mentales, c'est-à-dire les premières manifestations de la pensée graphique et les (re)-présentations dessinées que l'on peut tente d'en faire. Le dessin peut trahir la structure, en particulier si elle est trop complexe . Seuls les enchaînements logiques, les multicausalités ou causalités conditionnelles, les circularités semblent se préter à ce genre de visualisation intérieure.

Vers une échelle typologique des schématisations conceptuelles

S'agissant d'un terrain d'études encore en plein développement, il ne saurait être question de proposer une typologie définitive et fermée. Pour le moment trois types de schématisation peuvent être caractérisés assez facilement : a) simple codage auto-stimulant - b) passage volontaire et conscient d'un schéma transducteur devenant inducteur - c) passage involontaire et inconscient du transducteur vers l'inducteur. A la faveur de l'étude détaillée qui va suivre seront mis en évidence les "pièges à connaissances" sous la forme de quelques standards graphiques universaux avec lesquels la pensée graphique se trouve comme "obligée" de passer… et parfois de se perdre.

La pensée graphique en tant que simple codage

A ce niveau, on retrouve l'ensemble des codages employés par les mathématiciens ou les physiciens. Quand le mathématicien pense en terme de fonction, de courbe, d'asymptote ou de point de rebroussement, il use évidemment d'une symbolisation qui a fait ses preuves. On pourrait aller jusqu'à dire que le code engendre de nouvelles connaissances en raccourcissant les raisonnements et en les préstandardisant. Le symbolisme serait alors cumulatif et la monosémie du schéma entraînerait l'émergence de connaissances nouvelles.

Deux exemples peuvent être cités en appui de cette première catégorie, l'un concerne la bande dessinée et le dessin humoristique, l'autre un procédé employé en didactique des mathématiques.

Le martin-pêcheur et Descartes

Figure 2. Illustration d'une hypothèse cognitiviste selon Francisco Varela  :

 

Le martin-pêcheur est censé "penser" la loi de réfraction de Descartes pour ne pas rater sa proie (!) . Le schéma géométrique et sa formalisation mathématique seraient donc préexistants pour lui et concourraient ainsi à l'"élaboration de ses connaissances (!!). A ce niveau, et au-delà de la boutade, on peut discerner le rôle présymbolique du schéma. Le martin-pêcheur possède des schèmes mentaux lui permettant de ne pas rater le poisson, et pour décrire ceux-ci, il faut en passer par une (re)-présentation schématique. Bien sûr, l'oiseau ne s'introspecte pas, ne réfléchit pas sur sa connaissance, mais si nous nous mettons à sa place, pour obtenir le même résultat, la même efficacité et ne pas rater le poisson, il faudra bien que nous ayons "connaissance" de la loi de Descartes. Peu importe que cette activation et cette connaissance soient instinctives et inconscientes. Ce qui importe, c'est qu'à partir du moment où nous sortons du cercle de notre pratique, à partir du moment où nous sortons du système formel pour parler comme Hofstadter, au moment où nous nous distancions, nous sommes "obligés" de passer par cette loi et sa (re)-présentation géométrique. Dans ce cas, le schéma est nécessaire à l'élaboration de la connaissance.

La survision

Le second exemple concerne l'enseignement de l'algèbre. Enseigner celle-ci devrait être aisé, au moins jusqu'à un niveau élémentaire puisqu'il ne s'agit que d'apprendre à manipuler des structures formelles ou littérales. Malheureusement, beaucoup d'enfants ne "voient" pas les structures sous-jacentes de certains exercices comme les célèbres identités remarquables ou n'importe quelle série de changement de variables.

En première approximation, la survision consiste à utiliser une (re)-présentation schématique formelle standardisée pour "reconnaître", pour "voir" la structure sous-jacente et l'exploiter. On retrouve là un fait intuitif bien connu des " matheux ", c'est-à-dire la capacité de ne pas voir seulement un objet mais la conceptualisation réplicatrice de celui-ci par l'intermédiaire d'une batterie de règles selon l'évolution maintenant classique allant du schéma transducteur au schéma inducteur.

En voici un exemple concernant un simple changement de variables : il s'agit de "comprendre" que si l'on a appris une identité avec les variables a et b, on peut facilement les retrouver, les voir, les reconnaître, les "survoir" même sous d'autres noms. Ainsi, un petit traitement visuel permet-il simplement d'associer a et b (référence) aux variables m et n (exemple) ou à n'importe quelles valeurs numériques.

Figure 3. Les variables à "survoir"  :

Figure 4. La survision entre en action :

 

Figure 5. La survision a achevé son œuvre :

En conclusion provisoire de cette première partie, on peut commencer à se douter que certains schémas, considérés de manière simpliste comme des codages, servent effectivement à élaborer des connaissances. La question de savoir si ces schémas sont platoniciens et socratiques, c'est-à-dire éternels et stables, antérieurs à toute forme pensée, tels que le dessin humoristique a pu le laisser penser ou bien si au contraire, ils sont toujours le résultat d'une formalisation langagière engendrant à son tour une élaboration de nouvelles connaissances telle que la survision l'a plutôt montré ne paraît pas essentielle aujourd'hui. Le célèbre débat entre fixisme et évolutionnisme n'a rien à gagner à être "enrichi" de la question de l'origine du schématisme, ou plus généralement de la pensée graphique. Ajoutons enfin qu'à ce niveau, la logique circulaire ne joue qu'assez peu, d'où l'absence de relations entre pensée graphique et logique circulaire.

La pensée graphique en tant que relais d'un schéma transducteur devenant volontairement inducteur

C'est dans cette catégorie que vont se trouver quelques exemples de "pièges à concepts ou à connaissances", conformément au sous-titre de cette intervention. Si l'on veut bien admettre qu'il existe des schémas ou des schèmes conçus comme éléments constitutifs des schémas préexistants à l'émergence de la connaissance, des sortes de "Gestalts schématiques", il faut alors chercher à isoler les atomes constitutifs de la pensée graphique en posant comme postulats que ceux-ci sont vraisemblablement chomskyens, c'est-à-dire génératifs et transformationnels, comme les phonèmes, les morphèmes ou les kinèmes. Il serait tentant d'appeler ces éléments des schèmes, mais le sens de ce mot est déjà largement occupé, d'où la proposition provisoire que nous faisons ici de les nommer des "icônèmes". Ne pouvant creuser cette recherche dans l'espace alloué à cette contribution, il faudra se contenter de trouver quelques schémas canoniques (ou archétypiques) de la pensée graphique.

Cette question peut aussi être abordée sous l'angle de l'analyse systémique et des sciences cognitives, avec la reprise du concept d'"enaction" ou de "faire émerger", opérée, entre autres auteurs, par Francisco Varela . En s'inspirant de la théorie de la clôture opérationnelle du cerveau - tout en se rappelant que la clôture en question n'est pas une fermeture  - on pourrait avancer l'idée que nous construisons des connaissances en combinant, en computant des icônèmes selon une logique circulaire et au moins partiellement autoréférente. En d'autres termes, à partir d'un stock phylogénétique conceptuel ou sub-symbolique, spécifique de l'espèce humaine et de son évolution, nous ne cesserions de construire des théories en faisant émerger des combinats, des agrégats de significations, de connaissances. D'ailleurs, bien avant les cogniticiens, Gaston Bachelard avait tracé la voie : " La littérature n'est donc le succédané d'aucune autre activité. Elle achève le désir humain. Elle représente une émergence de l'imagination. " 

L'information en tant que mesure de la complexité (Moles)  serait davantage le produit des régularités des activités cognitives que l'expression d'un quelconque ordre préétabli qu'il s'agirait simplement de transmettre (Varela) .

En s'inspirant de l'hypothèse de la clôture opérationnelle, on pourrait avancer que les icônèmes en tant qu'atomes de pensée graphique et les formes schématiques récursives et autoréférentielles qui constituent leurs premiers assemblages débouchent justement sur la cognition au travers de l'historique des évolutions internes, des ségrégations et des assemblages successifs. De la sorte, une partie de la cognition pourrait être considérée comme graphique ou subsymbolique.

L'erreur souvent commise et fortement dénoncée par les cognitivistes consiste à croire que ces icônèmes et ces formes schématiques peuvent s'assimiler à des symboles qui figureraient de toute éternité, de façon immanente dans notre stock de (re)-présentation cérébrales. La réalité apparaît plus complexe ou plus fine. Si des formes existent effectivement, elles ne peuvent se présenter que de manière subsymbolique ou ante-symbolique. Cette idée est d'ailleurs partagée par Varela et par Monod à presque vingt ans de distance :

" Dans un tel système [cognitif], les éléments significatifs ne sont pas des symboles, mais plutôt des schémas complexes d'activités entre les multiples éléments qui constituent le réseau. " 

" Je ne crois pas en effet qu'il faille considérer les images non visuelles sur lesquelles opère la simulation comme des symbole, mais plutôt, si j'ose ainsi dire, comme la "réalité" subjective et abstraite, directement offerte à l'expérience imaginaire. " 

Dans le même ouvrage, Jacques Monod présente le concept d'expérience imaginaire, à partir duquel il évoque l'existence de "formes" en quelque sorte antérieures à leur verbalisation, ou à leur intellection discursive.

" Tous les hommes de science ont dû, je pense, prendre conscience de ce que leur réflexion, au niveau profond, n'est pas verbale : c'est une expérience imaginaire, simulée à l'aide de formes, de forces, d'interactions qui ne composent qu'à peine une "image" au sens visuel du terme. " 

Cette phrase fixe le point de départ de la réflexion qui a conduit à la présente communication. Il y a quelque part dans la démarche du scientifique, au moment où il crée de la connaissance ou des concepts, au moment où il "trouve" sa vérité, des passages non verbaux, qui peuvent s'apparenter à la pensée graphique. Ce sont les éléments constitutifs de celle-ci qui "font-émerger" les connaissances en agrégeant ou en ségrégeant les combinatoires infinies que recèle notre esprit.

Les "formes graphico-conceptuelles standardisées" ou "pièges à connaissances"

Ainsi qu'il a déjà été dit, il convient de considérer avec prudence les schémas employés par certains auteurs. On ne peut que rarement être certain qu'il ne s'agit pas de simples schémas transducteurs destinés à faciliter l'explication d'un concept particulièrement délicat. Mais leur forte augmentation dans la plupart des ouvrages récents ne tient évidemment pas au seul souci des auteurs de mieux communiquer, ou alors il faudrait considérer que leurs prédécesseurs y parvenaient mieux qu'eux en s'exprimant plus efficacement (!). En fait, ainsi que nous l'avons déjà esquissé, l'approche des sujets abordés est en elle-même plus complexe, plus ramifiée. Le passage de plus en plus sensible d'une logique linéaire à une logique de type circulaire entraîne ipso facto un recours plus fréquent au graphisme. La pensée graphique appelle le schéma en amont, pour sa création et en aval pour sa communication, chacune de ces deux fonctions "excitant" alternativement l'intellect. Une introspection et quelques entretiens ou lecteurs d'entretiens avec quelques auteurs suffit, pour l'instant, à attester la théorie de l'emploi des formes schématico-conceptuelles ou, en d'autres termes des "pièges à concepts". Cette expression caractérise évidemment l'ambivalence de l'usage des icônèmes : le piège peut "piéger" le concept subtil, coriace, fugitif, très complexe ou ramifié ; c'est son rôle positif et bénéfique. Mais il peut aussi piéger le chercheur en lui faisant croire qu'il a trouvé la bonne explication, la théorie "élégante", notamment pour ceux des chercheurs qui recherchent l'harmonie conceptuelle. En allant plus loin dans ce mécanisme, il est facile de montrer que l'idée préalable de la communication de la découverte (ce qui pourrait se nommer la méta-recherche) peut être étroitement influencée par des schémas standardisés destinés à la vulgarisation .

Les pièges à connaissances doivent dont être manipulés avec précaution tant il est vrai que leur puissance risque parfois de tromper leurs utilisateurs. Au niveau le plus simple, on retombe sur la "vieille" accusation d'esprit (ou d'explication) schématique. A ce niveau, l'explication schématique consiste tout simplement en un piégeage du chercheur par la forme graphico-conceptuelle qui lui a fait croire que "la lune est faite de fromage vert" .

Voici quelques-uns des principaux "standards" que notre typologie a permis de relever.

Les (re)-présentations axiales

Les (re)-présentations à une seule dimension, sur un seul axe sont employées depuis fort longtemps, mais on n'en rencontre que très peu dans les écrits modernes, certainement parce que l'emploi d'un axe unique correspond trop bien à la logique monocausale.

Figure 6. "Toi et moi… sur un axe"  : Innovations

 

Avec deux dimensions, on trouve toutes les cartes de répartition, depuis la carte du tendre jusqu'aux savantes présentations de populations de données. Le choix des unités est évidemment la phase la plus difficile, ainsi que celui des échelles proportionnelles ou logarithmiques. Mais dans presque tous les cas le recours à des axes implique plutôt que c'est la fonction de communication qui est en jeu. On (re)-présente des données, des concepts que l'on a par ailleurs imaginés et traités.

Il existe toutefois une exception - de taille - montrant que la pensée graphique peut parfois précéder la communication de la recherche : c'est le domaine des courbes. Depuis la généralisation de la connaissance des (re)-présentations cartésiennes (encore Descartes !) et des variables et autres paramètres qui y sont associés (Leibniz), la transduction (communication) liée à la géométrie analytique a été à ce point intégrée aux processus mentaux qu'il est des cas dans lesquels on pense d'abord à une recherche en terme de courbe. On s'attend à trouver telle croissance ou décroissance, telle convexité, telle fermeture, telle courbure, telle inflexion, telle pente, tel point de rebroussement, tel cobordisme, etc.

Figure 7. Développement des messages esthétiques dans le cadre socioculturel selon Abraham Moles  :

 

Dans cet exemple, Abraham Moles a très certainement imaginé à l'avance l'allure générale de la fonction. Les courbes qu'il indique ne résultent pas de mesures des variables.

De l'examen de très nombreux cas similaires, on pourrait retirer l'idée selon laquelle un graphique est transducteur lorsque ses variables, ses unités et ses échelles sont déterminés facilement et à l'avance alors que dans le cas contraire, notamment lorsque les échelles sont imprécises, il est plutôt inducteur, c'est-à-dire créateur, au sens où il participe au processus de découverte.

Figure 8. Information sémantique et esthétique selon Abraham Moles  :

 

Avec les graphiques à trois dimensions, on observe une tendance analogue avec une différence temporelle importante. L'émergence de la (re)-présentation à deux dimensions est la plus souvent immédiate, c'est la forme pure de la fonction qui s'impose à l'esprit. En revanche, avec les fonctions de trois variables et les espaces à trois dimensions, il ne semble pas que le processus soit aussi rapide, sauf dans le cas d'enveloppes de volumes simples ou empilés, ainsi que le montrent souvent les courbes "catastrophiques" :

Figure 9. Modèle de l'agressivité chez les chiens selon C. Zeeman et R. Thom  : 

 

Plus rarement, certains auteurs décrivent des espaces vectoriels à N dimensions, mais sans assortir leurs descriptions de dessins, justement parce que ce genre d'espace s'entend (au sens de l'entendement de Locke) et ne se voit pas vraiment.

On peut encore signaler les nombreuses modélisations dynamiques à trois dimensions présentées en perspective par les ordinateurs. Il est possible de faire tourner les axes (ou de tourner autour d'eux) et d'avoir ainsi plusieurs points de vue sur les nuages de données. Cette méthode montre que la schématisation, en l'occurrence une (re)-présentation cartésienne tridimensionnelle peut conduire la réflexion et induire des conclusions, donc déboucher sur des connaissances nouvelles. Le cadre général de notre analyse s'élargit ainsi aux auxiliaires schématiques ou graphiques, notamment grâce aux modélisations informatiques.

Naturellement, comme annoncé au préalable, les (re)-présentations axiales peuvent aussi se comporter en magnifiques pièges à chercheurs, notamment lorsque ceux-ci "truquent" les unités ou les échelles pour plier la réalité observée et/ou mesurée à leur analyse préalable, graphique ou non. Ceci est particulièrement sensible avec les regroupements de nuages de points, pour lesquels une grande rigueur est absolument nécessaire. On peut aussi en observer quelques symptômes avec les courbes prédéterminées pour lesquelles on cherche à regrouper les données de façon à ce qu'elles coïncident avec l'épure, aux incertitudes de mesure près. A contrario, cette manifestation notoirement anti-scientifique constitue une sorte de démonstration de la préexistence d'icônèmes combinés en schématisations graphiques. C'est parfois parce que l'on "pense" graphiquement à un phénomène qui doit avoir telle allure que l'on tente de plier les observations, voire les protocoles expérimentaux à la trouble excitation des belles courbes.

Cette déviance… perverse (!) ne concerne pas seulement les sciences dans lesquelles on mesure des variables, elle se rencontre aussi dans la spéculation ou dans la mise au point de théories sociales pour lesquelles on ne dispose évidemment pas du même attirail de mesures.

Les (re)-présentations cardinales

Au contraire des (re)-présentations axiales qui concernent l'ensemble des sciences, les diagrammes cardinaux concernent prioritairement les sciences sociales ou humaines, bien que les sciences "dures" y recourent parfois aussi lorsqu'il s'agit d'imaginer des processus hypercomplexes.

Comme leur nom l'indique les (re)-présentations cardinales évoquent la rose des vents à quatre, huit ou seize sommets. S'ils sont presque toujours orientés, les axes ne sont que rarement gradués. En voici quelques exemples :

Figure 10. Organisation de mots-clés en tendances  :

 

Figure 11. Sonovision  :

 

Ces schémas contiennent souvent des indications complémentaires présentant par exemple les interconnexions ou interactivités entre quelques-unes des variables.

Ils traduisent le plus souvent une pensée dialectique à la recherche d'un équilibre synthétique. De fait, le souci de symétrie, présent dans de nombreuses théories trouve avec les diagrammes cardinaux un moyen commode de conceptualiser les ressemblances et dissemblances. Au besoin, il est facile de jouer sur l'éloignement du centre du repère pour figurer du quantitatif dans un ensemble plutôt qualitatif. On peut noter que le recours au graphique caractérise une évolution de la pensée dialectique "traditionnelle" qui passe ainsi d'un dualisme essentiellement ternaire et "triangulaire" à un dualisme multicausal, peut-être prélude à sa "circularisation" cybernétique et systémique .

Figure 12. "Service du langage" selon Marvin Minsky  :

 

Les sociogrammes

Utilisés un peu comme les diagrammes cardinaux, ils affranchissent leur utilisateur du dualisme peut-être trop pesant de la dialectique sous-jacente aux sommets trop différenciés. A cet effet, ils induisent assez bien une relative circularité. On y trouve toutes les variétés de boucles sur lesquelles Marvin Minsky et Douglas Hofstadter ont beaucoup travaillé : boucles enchevêtrées, boucles étranges, etc.

Figure 13. "Triangle d'auteurs" selon Douglas Hofstadter  :

 

Figure 14. Boucle étrange selon Douglas Hofstadter  :

 

Figure 15. Objet et concept  :

Figure 16. Limite de soi et environnement selon Gregory Bateson  :

 

Figure 17. La "totalité anthropologique" selon Edgard Morin  :

 

Les paysages cardinaux

Dans ces (re)-présentations, rendues célèbres au plan de la transduction des connaissances par les ouvrages de Bernard Cathelat, on regroupe des axes et des zones en cherchant à faire apparaître des relations, des regroupements non évidents. Il s'agit typiquement, une fois la phase communicatoire passée - sans d'ailleurs que l'on puisse être certain qu'il y en eut vraiment une - de découvrir ces inter-relations spécifiques grâce au graphique. De ce point de vue, le schéma ne crée pas directement la connaissance, mais il se comporte en accoucheur. Le graphique se fait outil maïeuticien. Les connaissances sont présentes dans l'esprit du chercheur et il faut lui donner les moyens qu'elles se révèlent, il faut les faire émerger grâce à la visualisation schématique.

Les paysages cardinaux sont également employés dans toutes les sciences, car il est parfaitement possible d'affecter des unités et des échelles à chacun des axes orientés et obtenir ainsi des regroupements de populations pour en déduire des tendances. Les risques déjà amplement soulignés de "déviance perverse" à propos des courbes demeurent évidement les mêmes. Pour obtenir un schéma esthétique, on risque parfois de travestir une donnée chiffrée (sciences dures) ou un concept ou sous-concept (sciences douces).

Figure 18. Les sociostyles de Bernard Cathelat  :

 

Figure 19. Carte polaire des sciences cognitives selon Francisco Varela  :

 

Les modèles d'inspiration physique ou biologique

Dans cette catégorie, on peut regrouper l'ensemble des schémas inspirés par les (re)-présentations héritées de la physique (dipôles, champs de forces, condensateurs, etc.) ou de la biologie (coupes, spirales, conchoïdes, etc.). A chaque fois, il s'agit du même processus. A partir d'une (re)-présentation de communication des connaissances ou de transduction, le chercheur s'approprie les éléments icôniques qui lui semblent pertinents et efficaces. Puis, à l'issue d'un cycle de maturation, il les utilise dans leur fonction créatrice ou inductrice pour piéger les concepts les plus rebelles, au risque de se faire piéger lui-même. Naturellement, dans la réalité vécue, la situation peut être notoirement plus complexe, le chercheur combinant des recherches d'ordre purement idéel ou intellectuel et des recherches davantage graphiques pour parvenir à un ensemble intimement et indissolublement lié.

Figure 20. Les domaines de la pensée selon Marvin Minsky  : Innovations

 

Figure 21. Une utilisation du dipôle  : Innovations

 

Les traces de logique linéaire ou pseudo-circulaire

On ne peut conclure cette tentative typologique sans citer quelques pièges à concepts de première grandeur, de ceux qui risquent de fourvoyer la pensée graphique dans des bribes de logique linéaire.

Au premier chef, on peut penser aux (re)-présentations stratifiées, présentées sans bouclage rétroactif, aux arbres logiques induisant directement l'arborescence des connaissances, aux boîtes enchaînées diverses héritées d'une certaine conception (ancienne) de l'informatique ou encore aux classiques organigrammes auxquels nous avons déjà fait allusion. En revanche, l'organigramme peut être aussi un outil pour l'auteur pour construire sa pensée en lui permettant de visualiser les inter-relations entre chacun des items.

Figure 22. Organigramme d'un système auto-organisateur  : Innovations

 

 

La pensée graphique en tant que relais d'un schéma transducteur devenant involontairement inducteur

Dans cette avant-dernière partie, il reste à examiner quelques uns des cas les plus rares, dans lesquels la combinaison d'icônème débouche directement sur la découverte scientifique. Tout porte à croire que le stock de (re)-présentations géométriques simples en deux ou en trois dimensions peut suffire, encore faut-il qu'il y ait conjonction entre son emploi et l'explicitation de la vérité scientifique. Un des plus fameux exemples est évidement celui de la découverte de la double hélice enchevêtrée de l'ADN (acide désoxyribonucléique) par Francis Crick et James Watson en 1953, ce qui leur valut un prix Nobel en 1962.

Cette découverte constitue peut-être une des plus belles réussites de la pensée graphique. La structure spiralée existait évidement "de toute éternité" dans le cerveau des découvreurs, mais elle put agir comme un catalyseur de la découverte sans que ceux-ci y fassent antérieurement et a priori référence , mais au contraire s'en méfient un peu comme l'affirme aujourd'hui Francis Crick :

" La simplicité et l'élégance sont de mauvais guides pour les sciences de la vie. Il est vrai que la double hélice est à la fois simple et élégante, mais il faut garder en mémoire que l'ADN a sans doute son origine aux débuts mêmes de la vie, et qu'à cette époque les choses étaient forcément simples, sans quoi rien n'aurait pu démarrer. " 

Dans ce genre de circonstances, la pensée graphique se comporte comme un activateur, un relais, un catalyseur de la découverte. Elle "piège" la connaissance et permet de la mieux saisir, mais comme on peut s'en douter, rares sont les domaines scientifiques où ce genre de "miracle" peut se manifester. L'avis de Crick confirme la dualité implacable de la notion de "piège" : la pensée graphique traque le champ observé autant que l'observateur. Seule une distance suffisante avec la modélisation graphique volontaire ou involontaire peut permettre d'éviter de sombrer dans l'erreur scientifique ou le solipsisme. La symbiose entre la pensée conceptuelle et la pensée graphique oblige à reconsidérer la démarche scientifique comme distanciation, non seulement vis-à-vis des faits, des données, ce qui est le propre de la science, mais aussi et surtout, lorsque la complexité augmente fortement, vis-à-vis des schèmes mentaux, discursifs ou icôniques. Comme le souligne avec humour Francis Crick, le chercheur professionnel n'hésite pas à abandonner une modélisation jugée périmée pour une autre qui lui semble plus adaptée, plus accordée aux faits .

Le chercheur doit savoir être un nomade de la pensée graphique et accepter de ne pas (trop) camper sur ses positions aussitôt qu'elles lui semblent difficilement tenables.

 

Création concomitante du schéma et du concept

 

Cette dernière section n'est évoquée que par souci de cohérence logique. Il semble extrêmement difficile de trouver des exemples de découverte scientifique dans lesquelles l'émergence de la connaissance et du schéma soit simultanée, à tel point qu'il est légitime de s'interroger sur la validité de cette hypothèse. Dans le cadre de cette étude, nous en resterons sur cette interrogation.

 

 

Conclusion

La question fondamentale de notre analyse fut d'examiner s'il était possible d'envisager que la schématisation puisse intervenir dans l'élaboration des connaissances. Autant l'idée qu'elle joue un rôle, d'ailleurs de plus en plus important, dans leur (re)-présentation est facile à démontrer, ne serait-ce qu'en fonction de considérations pédagogiques ou didactiques, autant l'hypothèse consistant à lui reconnaître un rôle important en amont paraissait peu aisée à vérifier. Le passage conceptuel fut facilité par la distinction en schémas inducteurs et transducteurs, opérée par Gilbert Simondon puis reprise et illustrée par Jean Devèze. Autant il est pratiquement impossible de montrer que la découverte, ou plutôt l'émergence d'une notion puisse être rigoureusement synchrone à la création d'une nouvelle présentation graphique correspondante, autant la question devient plus intéressante si l'on accepte de prendre en compte un certain stock, un certain répertoire de formes simples, d'icônèmes, de schématisations transductrices associées aux formes pures plus ou moins immanentes et de nature phylogénétique. Que la pensée graphique soit un mélange de caractéristiques innées ou acquises au cours de l'ontogenèse ne fait pratiquement aucun doute, et si l'on veut bien admettre que la répartition entre ces deux tendances est totalement surdéterminée par l'histoire du sujet, on peut s'occuper sereinement de la recherche du "passage" entre la pensée graphique et l'élaboration des connaissances.

Le point de départ de l'analyse menée dans cette contribution tient dans la transformation d'un schéma transducteur en schéma inducteur. C'est en combinant notre répertoire d'icônèmes de base que nous pouvons raisonner en termes graphiques à chaque fois que ceci est utile, et à partir de simples (re)-présentations des connaissances qui activent ce stock, nous nous "entraînons" à l'employer dans leur élaboration. D'où le très grand intérêt de la notion systèmique et cogniticienne d'émergence ou plus exactement de "faire émerger" qui correspond étroitement aux processus mis en œuvre au cours de l'excitation de la pensée graphique.

Avec l'évolution inéluctable de la logique linéaire monocausale vers la logique circulaire et multicausale, la pensée graphique devient de plus en plus utile dans le processus d'élaboration des connaissances. Si nombre d'auteurs des années passées ne semblent pas y avoir recouru, c'est notamment en raison d'une attitude purement discursive ou rectilinéaire comme disait André Leroi-Gourhan. Le discours littéraire classique correspond à la logique linéaire. La pensée graphique correspond à la logique circulaire, d'où la confrontation que nous avons tentée de mener entre l'hypothèse des icônèmes et de la pensée graphique avec quelques uns des traits les plus saillants des théories en sciences cognitives, entre autres le concept de clôture opérationnelle, et qu'il conviendrait évidemment de développer davantage.

Pour conclure, la pensée graphique s'inscrit dans une dynamique active et prometteuse, mais le titre même de cette communication a été choisi pour inciter à la prudence. Si la pensée graphique possède de bonnes capacités de capture, de piégeage de concepts, elle dispose aussi de redoutables possibilités pour piéger l'apprenti-chercheur en lui faisant croire que la forme schématique est si parfaite qu'elle explique tout, alors qu'elle décore de ses belles courbures un terrain vague d'idées.

Pour échapper à ce risque, on ne devra pas oublier que toute forme est mouvement et que le mouvement, par définition empêche de figer la pensée.

 

 

Jean-Luc MICHEL

Maitre de Conférences

Université catholique de l'Ouest - Angers - France

Novembre 1989

 

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Graphisme et schématisation

Commentaire

Ce texte fut présenté lors d'une conférence au Centre Pompidou. Il était assorti de très nombreux schémas empruntés à quantités d'auteurs. Pour des raisons de place et de temps d'accès, ceux ci ont été très réduits.

Naturellement, le titre (les pièges à concepts) était en lui même une provocation. Depuis, je collectionne les schémas. La revue Schémas et schématisation en a présenté quantités d'exemples avec des articles de Xavier Casanova, Jan-Pierre Delaville, Jean Devèze, Robert Estivals, Sabine et Michel Porada, François Richaudeau, Robert Riesler, Marie-Claude Vettraino-Soulard.

Chapitre "Schémas et graphisme"