Le site de la distanciation

Activités d'enseignement
Passions

Ecrire à
Jean-Luc Michel

Esthétique, schématisation, induction et fractales…

Article en version intégrale (en pdf)

Extrait de l'article :

Trois hypothèses "à risque"…

(…) Cette communication va présenter trois hypothèses générales résumant l’approche que nous souhaitons être prise en compte comme constituants de base de la schématologie.

Au niveau le plus fondamental, les études, observations et réflexions présentées ces dernières années semblent incliner à poser comme première hypothèse que le substrat esthétique agit comme inducteur de forme et de contenu.

Nous posséderions un certain nombre de formes esthétiques fonctionnelles - dont la combinatoire aléatoire "garantirait" par ailleurs la liberté ontologique - et ces formes seraient à l’origine de la plupart des re-présentations visuelles et cognitives. Un premier répertoire a déjà été identifié à la fois par Moles (entre autres dans Théorie de l’information et perception esthétique) et dans une mesure beaucoup plus modeste dans l’article sur les "Pièges à concepts" cité supra : sociogrammes, roses des vents, représentations axiales en deux ou trois dimensions, etc. Il s’agirait ici de voir plus en détail si ces formes sont bien celles que Bernard Deloche prétend être les constituants de base de son esthétique expérimentale.

La seconde hypothèse va apparaître gratuite et très difficile à valider (même avec des expériences imaginaires !), mais nous avons choisi de la présenter par souci de cohérence logique avec le sens général de cette contribution consistant à tenter d’apporter un fondement à la schématologie. Reprenant l’idée selon laquelle la création esthétique et la création scientifique entretiennent des rapports privilégiés - et en reprenant un vocabulaire classique - on pourrait avancer que l’enveloppe esthétique est le moteur de la création scientifique.

Enfin, de manière sûrement plus opératoire, la troisième hypothèse énonce que la schématisation catalyse la création scientifique grâce à l’activation des réseaux sémantiques . Cette dernière hypothèse, formulée à propos de la création scientifique est en fait bien plus large. Celle ci n’est envisagée que comme corpus d’études bien délimité et plus facile à étudier. En fait, il semble bien que la schématisation, en activant les réseaux sémantiques, se trouve au cœur de la cognition comme ceci est avancé à la SBS/SSB depuis quelque temps. Il s’agirait ici de commencer à le montrer sur la base du substrat esthétique annoncé dans la première hypothèse.

Dans le volume accordé à cette présentation, nous ne pourrons que discuter chacune de ces hypothèses sans chercher à les valider autrement que par des arguments théoriques, ce qui n’empêchera pas de poursuivre la démonstration dans un autre cadre.

 

Le substrat agit comme inducteur de forme et de contenu

L’examen de la première hypothèse suppose deux préalables : le lien dynamique entre information esthétique et information sémantique tel que Moles l’a posé dans Théorie de l’information et perception esthétique en 1972, et la connaissance suffisante d’un certain nombre d’inducteurs de formes, ce qui a déjà étudié sous la forme de schémas inducteurs, parfois dissimulés sous l’écriture (pensée graphique/pensée textuelle). Le public de la SSB ne s’étonnera pas que nous prenions pour acquis le premier point, ce qui va permettre de se consacrer plus attentivement au second et ensuite de passer au lien dynamique entre forme et contenu.

Dans la contribution déjà citée sur "Les pièges à concepts", nous avions esquissé un premier relevé de formes inductrices. Depuis, les formes repérées ont été maintes fois retrouvées, sans que pour autant nous n’en soyons encore à pouvoir établir une typologie définitive ni s’il s’agit toujours d’une Gelstat. Il semble que certaines formes géométriques simples permettent déjà de rendre compte d’un grand nombre de "modélisations mentales". On peut citer en vrac les exemples suivants : axes, arbres, triangles, carrés et losanges, roses des vents, cercles, boucles, boucles imbriquées, ellipses, spirales, etc. Tant que l’on en reste à une représentation à deux dimensions, le répertoire des formes apparaît assez simple, ce qui ne l’empêche pas d’être très fécond comme le montrerait facilement un relevé systématique des cartographies imaginaires, des paysages virtuels et autres arbres logiques ou dialectiques employés par nombre d’auteurs dans quasiment tous les domaines scientifiques. Il semble qu’une partie des figures classiques de la géométrie plane assortie de quelques compléments offrant assez de champ à la circularité et à la rétroaction puisse amplement suffire à la majeure partie des cas. Cependant, on peut parfois observer le recours à des représentations en trois dimensions (au moins en perspective) lorsqu’il faut examiner plus de deux variables simultanément. Et là encore, on retrouve des formes géométriques simples comme les hélices, les cardiodides, les conchoïdes, etc.

Au delà de trois dimensions, nos observations sont restées vaines, d’où une sous question plus délicate : est-ce par manque de modèle géométrique concret (c'est-à-dire emprunté au réel) nous empêchant de "voir", c'est-à-dire de nous représenter visuellement le phénomène, ou par incapacité intellectuelle à gérer plus de trois variables simultanément ? Cette nouvelle question est redoutable car elle ouvre la voie à une éventualité de progrès cognitif dû à un élargissement culturel des formes graphiques élémentaires. La structure de l’ADN aurait-elle pu être imaginée puis vérifiée sans que ses "inventeurs" eussent en tête une représentation visuelle claire et dynamique de deux hélices accolées, objet tridimensionnel par excellence ? Dans l’affirmative, cette découverte n’aurait pu se dérouler sans (ou avant) que l’outil de modélisation (l’hélice) ne soit disponible dans le cerveau de Crick et Watson. En d’autres termes, les formes graphiques en se diversifiant, en se sophistiquant permettent-elles à la connaissance scientifique, ici appelée création scientifique de progresser dans le traitement de la complexité ?  De cette interrogation, surgissent en cascade de nouvelles questions comme celle de l’apprentissage de ces formes graphiques nouvelles : où l’effectuer ? L’école traditionnelle (c'est-à-dire linéaire) est-elle adaptée ? Quelle épistémologie faudrait-il développer ? Ne serait ce point l’occasion de réexaminer les techniques de modélisation et d’en inventer de nouvelles, plus adaptées aux basses interactions, aux questions floues, ambiguës ou imprécises (au sens de Moles évidemment).

Le lien avec la création artistique, annoncé plus haut, apparaîtra peut-être dès lors plus justifié, notamment à partir de cette remarque de Charles Lalo (1908), évoquant les travaux de Lipps pour qui "l'effet esthétique des formes consiste vraiment à éveiller le sentiment mécanique" , ou encore Bernard Deloche (Une esthétique expérimentale, Lempas, Lyon, 1992) lui même : "Une des ambitions de l'esthétique expérimentale sera la mise au point d'une procédure de calcul du schème". Citant Focillon, le même auteur avance que "les formes ont leur vie propre, explique-t-il, elles s'engendrent elles-mêmes et s'autoproduisent, elles naissent de processus pour ainsi dire autonomes et quasi biologiques, en tout cas indépendants de la volonté anecdotique des hommes qui croient les produire."

Ce schème "arraché au contexte de la pensée kantienne", en prenant après Wölfflin et Malraux "une signification pleinement opératoire" serait alors, sous sa forme graphique examinée ici, non seulement un inducteur de forme (ce qui est dans sa nature) mais aussi un inducteur de contenu sémantique. Le substrat esthétique déterminerait l’induction sémantique ou cognitive et la première hypothèse serait ainsi (pré)-validée…

Cependant, la question des représentations dans l’espace à deux ou n dimensions n’est pas réglée pour autant alors qu’elle apparaît stratégique dans l’évolution des modélisations, donc de l’épistémologie des sciences douces. Si le schème graphique inducteur remplit bien son rôle d’initiateur d’une série, il convient de l’étudier avec des outils plus appropriés. Une des caractéristiques les plus fortes des formes graphiques inductrices tient sûrement au fait qu’elles possèdent une capacité autoréférente et autopoïétique , ce qui nous conduit à les examiner à l’aide de la théorie des courbes fractales. Selon son auteur, Benoît Mandelbrot, les fractals possèdent l’étonnante propriété qu’en tout point de la courbe, on possède toutes les informations sur la courbe entière, ce qui explique qu’un grossissement d’une fractale ne fasse jamais perdre de détails puisque la valeur générative de chaque point n’est limitée que par l’équation de départ . À ce stade, nous pouvons avancer que les inducteurs de forme ont certainement une composante fractale.

Si cette voie de recherche était empruntée d’abord pour observer et ensuite pour valider notre proposition, on trouverait assez vite un grand nombre de faits intéressants dont voici une première ébauche :

-  Les inducteurs de forme apparaissent ramifiés (ou arborescents) mais en même temps globaux. On retrouve évidemment la notion d’échelle.

-  Ils permettent de se constituer des "cartes mentales" dont les valeurs topologiques ne sont qu’analogiques .

- Ils partent d’une figure simple dont la complexification progressive permet d’affiner les modélisations.

-  Ils permettent de réaliser des économies intellectuelles (au sens molesien) en ne recourant qu’exceptionnellement à des représentations en trois dimensions (ou plus).

-  Ils ont un côté heuristique en conduisant la pensée à la fois vers la sériation cartésienne et simultanément vers la globalité systémique.

-  Ils sont intrinsèquement dynamiques.

 

Figure 3. Une courbe fractale de base 

 

Figure 4. Autre courbe

 

 

Figure 5. Grossissement (25 fois) sur la précédente

 

Ainsi, les inducteurs de forme et de contenu seraient-ils à la croisée de l’esthétique expérimentale et de la schématologie. Ils seraient les atomes de base de celle ci et pourraient faire l’objet de recherches systématiques, au moins dans les marqueurs aisés à décoder que sont les schémas lorsque les auteurs y recourent.

 

L’enveloppe esthétique est le moteur de la création scientifique

Une fois levé l’obstacle de la "création" scientifique, acceptée comme telle par maints auteurs, il suffirait, pour valider cette seconde hypothèse, de dresser une liste des passages autobiographiques dans lesquels les scientifiques ont déclaré leur recherche du "beau", du "fonctionnel", de l’économique, de l’utile ou du "juste". Ce travail serait utilement complété par les textes classiques d’épistémologues qui, comme Ilyia Prigogine, ont cherché des coïncidences entre recherche et arts . Et sans aller jusqu’à l’extrémisme de l’art qui précède tout, il suffirait de montrer les liens entre eux.

Plus près de nous, on peut évidemment se demander si les liens entre schématisme et schématologie ne seraient pas de même nature. Pour le moment, nous préférons laisser cette question ouverte en la réservant à un examen plus attentif dans un autre colloque.

 

La schématisation est le catalyseur de l’activation des réseaux sémantiques

Si les hypothèses précédentes étaient validées (!), il resterait à établir le mode d’action de l’esthétique dans la création scientifique. Comme on l’a compris dans l’énoncé de la présente hypothèse, ce serait la schématisation repositionnée alors au fondement de la cognition, ce qui ferait retrouver la thématique de la journée : vers la schématologie.

Pour tenter une prévalidation théorique, deux sous hypothèses doivent être présentées en préalable.

1. Les schèmes mentaux, entendus comme les inducteurs de forme sont des macroliens d’activation des réseaux sémantiques, à la fois innés et programmables (au sens de Minsky et Varela), finis et infinis comme les fractals. La schématologie doit rendre compte des "automatismes cognitifs" (interrelations de bas niveau), des causalités préférentielles, liées à la pensée graphique et faciliter des activations "inattendues", non prévues (ou non linéaires), c'est-à-dire fractales, permettant à la découverte de progresser, de se ramifier, de progresser localement et globalement.

2. Nous possédons un stock de formes graphiques élémentaires qui, lorsqu’elles sont activées par les réseaux sémantiques deviennent des inducteurs de schématisation.

Naturellement, la validation de ces hypothèses entraînerait celle de l’hypothèse principale et poserait la schématologie comme un des processus déterminants de la cognition.

Il n’était pas dans notre intention de tenter la moindre validation de ces dernières questions. Y fussions nous parvenu que la schématologie eût été fondée sans effort !

Cependant, il nous revient néanmoins, au moins par souci de cohérence logico-scientifique d’esquisser les contours de ce que pourrait être leur validation.

La seconde sous hypothèse est la plus simple à examiner. Elle dépend directement de la première hypothèse, assez largement discutée sur les inducteurs de forme et de contenu. Commencé avec les pièges à concepts, cette étude n’est guère difficile à poursuivre ; la liaison avec les cadres ("frames") de Minsky et la clôture opérationnelle de Varela serait un préalable indispensable et passionnant. La démarche en deux temps proposée ici, bien que relativement complexe, permettrait de rendre compte avec souplesse et adaptabilité de l’interaction entre pensée graphique et pensée textuelle et plus généralement de tout acte cognitif. Le schéma ci dessous explicite le processus

 

Figure 6. Des formes graphiques élémentaires à la création

Les réseaux sémantiques excitent les formes graphiques élémentaires dans un processus auto-organisé pour aboutir à l’émergence des inducteurs de schématisation, entendus comme des formes graphiques plus complexes, fonctionnelles ou symboliques. Ces inducteurs donnent naissance à leur tour à une schématisation inductrice  qui peut déboucher aussi bien sur une création artistique qu’une création scientifique, d’où leur large intersection.

Concernant la première sous hypothèse et les "automatismes cognitifs", seule une recherche d’assez grande ampleur pourrait apporter des éléments de confirmation, aussi nous ne donnerons ici qu’un exemple à caractère certes anecdotique mais néanmoins instructif. La figure qui présentait la triade communication, cognition et schématisation coïncide assez bien à une fractale des plus classiques ainsi que la superposition ci dessous l’atteste :

 

Figure 7. Comparaison du schéma(au dessus) et de la fractale (au dessous) :

Adam Smith, étudiant américain a réalisé un programme de transformation dynamique de fractales . En reprenant certains des paramètres d’une courbe, on peut en "déduire" une autre, ainsi, à partir de ce triangle fractal, on obtient facilement un quadripôle, très proche de la figure 2 dans laquelle nous avions proposé d’adjoindre l’esthétique comme quatrième composante.

Figure 8. Fractale quadripôlaire déduite de la précédente

 

Figure 2 (rappel). Lien avec la fractale précédente

Comme annoncé plus haut, il ne s’agit que d’un exemple purement anecdotique dont il convient de ne rien déduire !  Cependant, il semble intéressant d’étudier plus en détail les interrelations éventuelles entre formes graphiques élémentaires, considérées comme inducteurs de schématisation et des fractals multipolaires. On retrouve évidemment un lien fort entre création scientifique et création artistique. Un réexamen de certaines propositions de François Richaudeau, notamment vis-à-vis des niveaux opérationnels (pensée brute, prélinguistique, pensée-phrases, etc.) pourrait être tenté avec la même approche.

 

Conclusion

Cette communication se fixait un objectif modeste par son intitulé et ambitieux par son développement. Elle ne pouvait ni ne voulait démontrer les hypothèses fondamentales qu’elle posait et annonçait se contenter d’en faire un préexamen théorique. Cette voie risquée ne fut empruntée que pour tenter de mieux asseoir une schématologie naissante et d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche.

Partant de l’esthétique expérimentale de Bernard Deloche, nous avons montré que le substrat (appelé ainsi faute de mieux) pouvait agir comme inducteur de forme et de contenu en faisant référence à la très importante notion d’induction, d’ailleurs examinée en précurseur à la SBS. En creusant dans cette voie, nous avons présupposé, à partir d’observations déjà anciennes qu’il existait en chacun de nous des formes graphiques élémentaires, majoritairement exploitées dans leur version en deux dimensions et que l’excitation de celles ci par l’activation des réseaux sémantiques et peut-être des schèmes mentaux entraînait à son tour l’activation des inducteurs de schématisation, conçus alors comme combinatoire aléatoire mais "logique" débouchant sur une création artistique ou scientifique (les deux domaines étant supposés contigus). Pour rendre compte plus précisément de cette combinatoire dynamique, la notion de fractals à été déterminante grâce à leur extraordinaire propriété de présenter en chacun de leur point la totalité de l’information de la structure complète, un peu comme le schéma contient toute l’information même si celle ci n’est pas exploitable synchroniquement à son décodage.

Si l’enveloppe esthétique est donc bien, moyennant ce recours aux fractals, l’enveloppe de la création scientifique, la schématisation en est alors le catalyseur (ou l’accélérateur), ce qui tendrait à avancer que la schématologie mérite sa place aux côtés de la cognition et de la communication à condition de s’appuyer justement sur des fondements esthétiques.

Les suites de cette recherche seraient multiples, théoriques d’abord en affinant les concepts présentés un peu grossièrement ici et surtout pratiques en progressant dans la connaissance des formes graphiques élémentaires et des inducteurs de schématisation. Comme on le voit, la schématologie a de quoi occuper ses fondateurs.

 

 

Retour Haut de page

Graphisme et schématisation

Commentaire

Ce texte fut présenté lors d'une conférence sur la schématologie.

J'en ai repris uen partie dans un article sur “Graphein et schématologie” inclus dans un ouvrage collectif Figures du Graphein, publié sous la direction de Bruno Duborgel, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2000, 364 pages, 180 F, CIEREC, 35 rue du 11 Novembre 42023 SAINT-ETIENNE Cedex.

L'enjeu est de taille. Nos raisonnements seraient induits par des structures graphiques identiques aux courbes fractales de base.

Nous "penserions en fractales" de plus en plus complexes et ramifiées.

Cette voie de recherche que j'ouvre avec ces contributons me semble prometteuse !

N'hésitez pas à réagir.

Chapitre "Pensée graphique"