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Jean-Luc Michel

La caméra d'un chercheur

Entretien avec Jean PAINLEVE

 

Remarque liminaire

Cet article fut écrit comme contribution à un séminaire de DEA sur le cinéma scientifique animé par Jean Painlevé (DEA de l'université Paris 7, dirigé par Jean Devèze).

La revue l'Education (ancêtre de l'actuel Monde de l'Education) dans laquelle j'étais chroniqueur à l'époque le publia dans son intégralité. C'est un des très (trop) rares articles sur ce personnage hors du commun que j'ai eu l'immense chance de connaître durant de longues années, que ce soit lors de présentations de films scientifiques au Palais de la Découverte, chez lui, avenue des Ternes ou au Centre de biologie marine à Roscoff avec Geneviève Hamon sa collaboratrice et compagne.

Dans ce texte, j'ai tenté de conserver le ton si particulier qui était le sien.

Les photos qui accompagnaient l'article sont également en ligne.

Un reportage photo montrant Jean Painlevé à Paris dans les années 80 est en ligne.

Sur un de mes sites consacrés à la prise de son, j'ai placé (en avril 2010) un extrait des interviews enregistrées que j'ai réalisés par la suite. Jean Painlevé y raconte comment ses études de médecine se sont brutalement terminées en se battant contre son professeur… Un caractère entier. Un homme sans concessions.


Universellement connu à l'étranger, reconnu comme un des plus grands pionniers du cinéma scientifique, découvreur comme Marey de nouvelles techniques, réalisateur de deux cents films en cinquante ans et dédicataire de dizaines d'autres, co inventeur des colorants, vitaux, auteur de quantité de communications scientifiques, défenseur d'idées nouvelles souvent opposées au savoir et au pouvoir en place, passionné de cinéma, scientifique rigoureux dans sa démarche tout autant que poète dans ses films de vulgarisation, Jean Painlevé reste trop peu connu en France.

Peut être à cause de sa rigueur, de ses idées très personnelles ou le son refus devant ce qu'il considérait comme une compromission. Mais aussi homme d'action en dehors de son laboratoire. Créateur, en 1930, de l'Institut de cinéma scientifique orienté vers l'archivage, la diffusion du film scientifique ainsi que la formation à ses techniques. Directeur du Centre national de la cinématographie en 1944 et responsable, à ce poste, de nombre de décrets instituant par exemple la Commission supérieure technique ou obligeant les exploitants de salles à afficher le court métrage projeté avant le grand film ; ce texte a, malencontreusement, été oublié depuis... Enfin et surtout, une intense qualité humaine, une immense culture émaillée d'anecdotes savoureuses sur des contemporains célèbres qu'il a bien connus Bien qu'il ait un monde de choses à dire, et de choses originales, Jean Painlevé ne se raconte pas, par modestie d'abord, par manque de temps ensuite, car sa passion de la découverte scientifique et de sa vulgarisation poétique par le cinéma l'occupe tout entier.

L'entretien qu'il a bien voulu accorder à Jean Luc Michel n'en a, pour autant, que plus de prix.

 

Avant d'aborder des problèmes généraux touchant au cinéma scientifique, au cinéma dans l'enseignement et à la distribution des films, comment êtes vous venu au cinéma scientifique, plutôt par le cinéma ou plutôt par la science ?

C' est par la beauté profonde de la nature, les couleurs et les formes découvertes par les colorants vitaux. Je travaillais sur l'anatomie comparée au laboratoire de Maurice Para, un remarquable histologiste mort avec Charcot sur le Pourquoi Pas. C'était tellement beau et je dessinais tellement mal que j'ai commencé à faire de la photo. Mais comme il y avait du mouvement, j'ai dû passer au cinéma, aussi parce que c'était la technique moderne de l'époque. Maintenant, ce serait la télévision. C'était la beauté, l'étrangeté, la dynamique, le côté surréaliste. Ce n'était ni la science ni le cinéma seuls. Mon souci était quand même scientifique, je voulais découvrir des choses que personne n'avait vues, c'est la raison pour laquelle j'ai fait tout de suite de l'image par image, donc de l'accéléré.

Quelle place faites vous aux techniques spéciales du cinéma scientifique ?

Le cinéma normal doit révéler un phénomène inconnu grâce au film témoin. Grâce aux techniques spéciales, accéléré, ralenti, infra rouge, ultra violet, amplificateur de brillance, contraste électronique ou autres, vous parvenez à créer des centres nouveaux d'observation et c'est la découverte à coup sûr. J'étais un des rares cinéastes à le penser et ma première communication en 1925 à l'Académie des sciences je fus le premier à utiliser le film, mais, avec mon ami Para, nous avons bien vite compris que c'était là des vanités inutiles, à moins de guigner soi même l'Académie, et nous avons cessé d'en présenter. C'est à cette occasion que j'ai appris des choses extrêmement utiles sur la compétition des intellectuels français.

A ce propos, quel fut l'accueil du savoir en place ?

Les deux mamelles de la science sont l'imagination et la mauvaise foi. Nous nous sommes toujours heurtés à des gens qui ont réfuté toutes nos conclusions non pas en étudiant eux aussi notre sujet, mais un autre, voisin peut-être, mais différent. C'est toujours comme cela. Alors, quand on est honnête on doit se livrer à une étude complète de l'animal de l'autre, pour réfuter, sur le sien, les arguments qu'il faisait porter sur le vôtre. Et puis vous tombez sur un autre confrère qui rejoue la même comédie. C est assez décevant, mais c'est là l'état d'esprit des chercheurs scientifiques français. Il s'agit, non pas de comprendre ce qu'a fait un individu, mais de faire mieux ou de faire contre. C'est beaucoup plus exaltant de démolir quelqu'un que de faire progresser soi même la recherche.

Vous ne semblez pas porter en grande estime l'enseignement supérieur ?

Le mot professeur est un mot qui me hérisse ; enseignant d'accord, mais le professeur dans le supérieur a été coopté, et ce titre donné sans contrôle public, sans examen, lui confère tout d'un coup du prestige et de l'autorité pour juger des travaux ou des idées des autres qui n'ont pas été choisis. Cela m'apparaît comme très grave. En fait, on ne peut pas enseigner seul, et il est de même excellent pour les étudiants de sentir une certaine dyschronie entre deux ou trois enseignants qui sont simultanément chargés d'un enseignement déterminé car on n'a le droit d'enseigner que ce que l'on connaît, et on ne connaît pas tout. Cette confrontation des points de vue rend le cours plus vivant, ce qui excite les auditeurs qui n'osaient pas poser de questions mais commencent à prendre partie, à soutenir plus ou moins un des enseignants. Cette méthode marque de manière quasi définitive et facilite la mémorisation de la conception développée. On peut imaginer une petite confrontation préalable des enseignants, destinée à fixer les rôles de chacun et à faciliter l'animation pendant le cours. Cette animation exige que les participants mettent la main à la pâte. Quand il y a des expériences, le savoir de l'animateur est alors plus facilement accepté. C'est là ma conception de l'animation, qui doit rester extrêmement vivante, mais je n'ai jamais pu la mettre en pratique sauf une fois à Vincennes.

Vous avez réalisé des films dans des domaines très divers, de l'histologie à la physique en passant par l'étude du comportement, et, à travers vos travaux sur la bionique, vous êtes l'exemple d'un chercheur interdisciplinaire. Que pensez vous de la spécialisation et du cloisonnement des disciplines scientifiques ?

Je n'aime guère le mot chercheur, celui ci ne doit le rester que jusqu'à ce qu'il ait trouvé. Quand on creuse une question, on s'enfonce dans l'erreur. Il faut rester en surface, étaler le problème pour aller trouver à droite et à gauche des répondants à son objet. Mais cogiter seul finit par vous faire rompre avec l'extérieur ; on se crée une cuirasse, une tour d'ivoire, on prend des mots pour recouvrir la notion et on est bien le seul à se comprendre ou avec quelques amis, et on fabrique la mafia. Ce point de vue m'est strictement personnel et je ne tiens pas du tout à l'imposer, mais j'ai tout de même observé quantité d'exemples de cet ordre. Quand vous vous enfoncez dans l'erreur, quelqu'un d'autre en fait autant de son côté. Ce sera le dialogue de sourds, chacun restera avec ses idées et ne rencontrera plus jamais l'autre.

La recherche est pour vous inséparable de la vulgarisation, et vous utilisez le cinéma pour l'une autant que pour l'autre. Si nous envisageons les productions professionnelles diffusées dans les établissements scolaires, quelles seraient alors les finalités du cinéma dans l'enseignement ?

Actuellement quand on parle de films pour les élèves, pour les étudiants, ces films ont été faits par des maîtres pour d'autres maîtres, et les intéressés ont été oubliés entre temps. De sorte que c'est trop ou trop peu. On peut se demander si les fiches qui devraient obligatoirement accompagner tous les films ne devraient pas recueillir l'avis des utilisateurs. C'est la raison pour laquelle, dans ces fiches que j'ai recommandées il y a cinquante ans déjà, il y avait le point de vue du réalisateur du film (pour qui, pour quoi ?), puis celui du diffuseur, qui explique à quel niveau on doit se placer, celui du maître qui le projette à ses élèves, et enfin l'avis des élèves qui l'ont vu. Le cinéma, s'il est un instrument d'enseignement, doit faire comprendre, faire assimiler, faire se souvenir. S'il fait comprendre et se souvenir sans assimiler, le résultat sera abracadabrant, et cela arrive dans la plupart des cas. : Le cinéma doit être légitime dans son emploi. Si l'on veut prouver à un enfant que la Terre tourne autour du Soleil. C'est à dire que la réalité est contraire aux apparences, ce n'est pas le cinéma seul qui le fera comprendre, il en permettra l'explication, l'illustration, mais n'en apportera pas la preuve irréfutable dont tout esprit a besoin pour être absolument convaincu. Le cinéma rend abstrait ce qui est concret et exact une chose concrète qui est fausse. Dans le cas d'un moteur à explosion, objet concret que l'on peut observer en en faisant une coupe avec les soupapes et les pistons, on va, par le cinéma, en faire une chose abstraite, exacte elle aussi à partir d'un schéma animé, mais totalement détachée du réel concret visible et audible d'un vrai moteur, de même que, dans d'autres cas, on peut rendre concret ce qui est abstrait : la géométrie dans l'espace par exemple. Si le cinéma fait croire que l'on a compris, c'est très grave et très dangereux, d'autant plus qu'il supprime l'effort personnel de la leçon de choses. Il n'y a pas un film sur cent qui soit justifié de ce point de vue, j'en connais bien vingt cinq mille et un grand nombre ne valent pas une bonne observation sur le terrain.

Quels sont alors les films réellement justifiables ?

Quand il y a une question de mouvement bien sûr, mais surtout de temps, d'accéléré ou de ralenti, l'usage du cinéma est indiscutablement un appui, qui amène d'ailleurs presque toujours d'autres questions dans le cas d'un examen vraiment attentif. A trois mille images par seconde par exemple, on voit comment les ailes de grillon provoquent un son en faisant trois mouvements successifs, et à cette cadence on remarque que le bout des ailes vibre. Il faut cinq mille images par seconde pour voir que la caisse de résonance change pendant les trois vibrations. Reste à savoir à quel moment et de quelles façons le film de recherche doit être utilisé dans l'enseignement. C'est une simple question de pédagogie que de savoir à quel niveau d'observation et d'analyse on doit se situer par rapport à ses élèves. Le cinéma peut donc être nocif, et rares sont les occasions de le justifier vraiment. Il y a beaucoup plus d'occasions de justifier la diapositive et surtout les diapositives en fondu enchaîné. L'image est d'abord plus belle, elle est fixe, on a le temps. On n'est pas précipité comme au cinéma, on peut s'abstraire de la réalité qui défile. Si vous enchaînez les diapositives, d'abord vous gagnez du temps, ensuite vous supprimez la fatigue oculaire due aux trous noirs des changements de vues et enfin vous regagnez, si vous le voulez, un dynamisme dans la projection, en faisant apparaître des relations nouvelles entre les images, puisque le mouvement, contrairement à celui du film, n'est pas réel, n'est pas banal.

On aimerait que tous les cinéastes s'inspirent de vos propos vis à vis de la diapositive, ou, tout en se rendant compte qu'elle n'est pas une concurrente, la respectent un peu plus. Mais pour en revenir au cinéma, que pensez vous du film muet en tant qu'instrument pédagogique, autrement dit, pensez vous qu'il puisse mieux permettre la compréhension, l'assimilation et la mémorisation dont vous parliez ?

Le son est il un élément favorisant ces finalités ou les réduisant ? Au départ, les films ont toujours été sonores, je ne dis pas parlants. Il y avait un diseur dans la salle, chargé de décrire la scène aux spectateurs et d'accroître les effets dramatiques. L'action était elle même soulignée par une coloration de la pellicule, le printemps ou le réveil en bleu, les ruptures en vert, etc. Naturellement, c'étaient toujours des courts métrages. Les paroles sont venues après, quand on a enfin pu assurer un certain synchronisme entre l'image et le son. Au cours de mes discussions avec lui, Eisenstein m'a dit un jour : "Ça permettra de dire : Frère…" et je lui ai répondu qu'en France, au moins, cela permettrait au théâtre de s'emparer du cinéma. Sur le plan de l'enseignement, on peut se dire que le maître qui a un film entre les mains ne peut pas être content de ce film, dans aucun cas. C'est toujours éloigné de ce qu'il voudrait pour son mode d'enseignement : le degré des études, le programme quand il y en a un, et même le pays dans lequel il enseigne. Si les enseignants voient le film avant leurs élèves, si on leur a donné un texte qu'ils peuvent étudier, s'ils ont la possibilité de couper le son et de commenter eux mêmes les images. Mais cela ne me paraît pas parfait, car le réalisateur a au moins une idée de la conjonction entre l'image et le son, et son commentaire sera la plupart du temps meilleur que celui improvisé ex abrupto sur les images. Mais, au fond, rien ne remplacera la leçon de choses : l'audiovisuel vient après, il est là pour débroussailler ce qui n'est pas dans la leçon de choses, ce qui n'est pas possible d'étudier directement, étude d'un mouvement complexe, cinématographie aux rayons X, techniques spéciales. Quelqu'un qui ne peut exprimer des idées didactiques en leçon de choses doit renoncer à l'enseignement. Il peut faire de la théorie. Il peut à la rigueur être professeur par exemple, mais pas enseignant.

Dans vos films de vulgarisation, outre l'originalité et la beauté des images, ce qui frappe c'est le commentaire ; le ton, volontiers humoristique ou poétique, soutient sans cesse la découverte du phénomène présenté. Avez vous une théorie de l'écriture du commentaire qui vous permette justement de ne jamais ennuyer le public, mais au contraire de l'étonner sans cesse ?

Comme pour toute vulgarisation, scientifique ou artistique, le film de vulgarisation, dans l'esprit du public, c'est le documentaire, et si l'on prend un ton gâteux, ou des raisonnements stupides, enfantins, croyant en cela se mettre à la hauteur de l'esprit des enfants, c'est un non sens et surtout un danger. Le film doit rendre compte de phénomènes réels, doit pouvoir les faire assimiler et créer des points de repère dans l'esprit des enfants. On doit être exhaustif pour ceux qui savent et compréhensible sans déchoir pour ceux qui ne savent pas, et c'est extrêmement difficile. Dans le film de vulgarisation, mon but n'était pas directement didactique, j'essayais d'honorer la définition que je défends depuis mes débuts, c'est à dire un tiers de réalité et si possible de connaissance nouvelle ; un tiers pour faire passer, pour faire assimiler, au besoin par l'alliance des contraires, quelque chose de sérieux par quelque chose de comique, ou par autre chose de purement formel, magnifique ou poétique, mais qui n'a rien à voir avec le côté scientifique du sujet. Et puis un tiers de justification du thème du film : pour quelles raisons force-t-on l'auditoire à regarder ; le propre du film de vulgarisation étant en effet de toucher des gens qui ne sont pas spécialement motivés par la connaissance scientifique. Comment attirer l'attention sans être trop vulgaire ? Il faut chercher des relations avec l'environnement du spectateur. : Les films avec des mammifères réussissent toujours ; même si leur contenu scientifique est nul, on est sûr de rencontrer, d'émouvoir une bonne partie du public. Premier mammifère, l'enfant ; avec lui vous êtes certain de conquérir tout public, quel qu'il soit. Les petits singes réussissent très bien également, les petits chats, les petits lions, etc., mais les infusoires ciliés ou les oursins, c'est beaucoup plus difficile. Il faut chercher dans un sujet trois ou quatre points importants que le cinéma seul peut mettre en valeur et sur lesquels le public va réagir, et autour deux faire de l'humour, glisser de la musique sérielle ou symphonique, faire du formalisme, même un peu d'esthétisme, pourquoi pas ?

Et le film de recherche ?

Dans ce genre de film, j'exclus toute musique et toute diversion. La durée devrait être comprise entre trois et dix minutes de façon à conserver du temps pour l'introduction et pour la discussion obligatoire qui doivent encadrer la projection. Le film présentant une recherche ou les résultats de celle ci doivent honorer le côté purement informatif et didactique et ne prendre en compte que le niveau de l'auditoire auquel on les destine, j'ai souvent plusieurs versions de mes films, version de recherche, version d'enseignement et version de vulgarisation. Ce que j'appelle film d'enseignement, c'est le film de recherche de la veille, et la recherche est l'enseignement de demain. Il y a une différence fondamentale entre le fait d'enregistrer un phénomène à l'état brut et de le présenter, ce qui est déjà une forme d'engagement. La séquence enregistrée sera présentée de façon différente par d'autres chercheurs, bien qu'il s'agisse du même film. Projeter un film vous engage et le résultat sera encore modifié. Quand vous montez le film, vous serez obligé de prendre parti, de couper parce que ce sera trop long, de raccorder tel plan à tel autre plan. C'est en cela que je différencie le film de recherche et le film d'enseignement. Enfin, le film d'enseignement, au contraire du film de recherche, donne droit aux redites, et permet l'utilisation de schémas animés.

A quel moment de l'action éducative le film d'enseignement, ou même le film de vulgarisation, comme vous l'avez défini, devrait il apparaître ?

J'ai toujours rêvé que l'enseignement soit fait par ceux qui ont compris. Je veux dire par ceux qui ont compris pourquoi ils ne comprenaient pas. Et si l'on prend des élèves et qu'on demande à celui qui a saisi d'expliquer aux autres, la classe devient alors une commission d'enquête dans laquelle les élèves sont des détectives. Il faut que l'enseignement se fasse à base d'énigmes. Au départ, il faut commencer par le plus compliqué pour arriver au plus simple, ce qui est le contraire total de ce qu'on fait actuellement, on part du plus simple pour arriver au plus compliqué. Au lieu de parler de la cellule ou du virus pour arriver aux cillés, etc., vous allez en sens contraire, vous partez de l'homme et vous allez jusqu'aux virus. C'est un point de vue qui, je crois, n'a pas été honoré jusqu'à maintenant, mais cela en vaudrait la peine à mon sens. En cours de route, celui qui a compris doit exposer aux autres pourquoi et comment il a compris. C'est cela qui compte, c'est l'école du témoignage, et le fait d'expliquer pourquoi et comment on a compris. Cette école doit pour moi commencer à la maternelle, il faut déjà apprendre à voir et témoigner, c'est à dire rendre sensible aux autres ce que l'on croit avoir vu, et qui n'est pas forcément ni la vérité, ni ce qu'ont vu les autres. Si l'on commence à la maternelle, on fera des adultes qui ne s'en laisseront plus conter. Lorsque celui qui a compris ne parvient pas à se faire comprendre de celui qui n'a pas compris, le maître peut et doit intervenir, bien qu'il soit loin de l'âge où il ne comprenait pas lui même. La chose principale et unique dans la vie, c'est le centre d'intérêt. Si vous ne le découvrez pas, si vous ne le développez pas, vous n'aboutirez à rien. Au besoin, il faut créer pour chaque individu son centre d'intérêt, et tant mieux si celui ci est commun avec d'autres. Ce sera plus facile, bien qu'on ait tout à fait droit à son centre d'intérêt individuel. C'est inutile de dire qu'un gosse est épouvantable ou bien qu'il a une hérédité épouvantable, c'est faux. Qu'on ne nous rebatte plus les oreilles avec l'hérédité ; si certains ont une cuirasse, il faut la percer. Si l'on arrive à résoudre cette question sur le plan général de l'enseignement, avec tous les autres moyens pédagogiques, et pas seulement le cinéma, on en déduira presque automatiquement ce qui peut être intéressant dans la démarche du compliqué au simple, avec comme intermédiaire le fait que ceux qui ont compris expliquent aux autres pourquoi ils ont compris, et que ceux qui n'ont pas compris deviennent capables de découvrir pourquoi ils ne comprennent pas.

Abordons maintenant le plan de la création audiovisuelle. Pensez vous que cette pratique permette de mieux dégager les centres d'intérêt, donc de mieux motiver les élèves tout en leur offrant des possibilités efficaces de lutte contre l'influence des médias sur la communication sociale ?

Du moment que les élèves participent, c'est bénéfique. Mais s'agit il d'un dressage, car si l'on pense à toutes les expériences animales, il faut une récompense à tout effort, même dans les lois religieuses. Pour ne pas retomber sur ce genre de protectionnisme, peut on trouver des choses qui, par le fait même qu'on les accomplit, vous donnent une récompense non extérieure ?

Justement, la jubilation née de toute pratique créatrice, particulièrement audiovisuelle, que vous connaissez vous même en réalisant un film, ne serait elle pas cette récompense interne dont vous parlez ?

Oui, peut être, il suffit de voir les merveilleuses compositions picturales des enfants, c'est bouleversant, et ils sont heureux de les faire, on ne leur donne pas de sucre, ce n'est pas un geste automatique, c'est une composition puisqu'ils tracent un trait et disent : C'est le bonhomme. Pour eux, c'est le bonhomme, donc ils se sont récompensés en voyant le bonhomme quand ils ont tracé le trait. L'œuvre peut naturellement être stupide, stupide vis-à-vis des autres, elle n'a aucune importance. Je pense que si l'on développe l'école du témoignage, les activités de création auront toute leur place au milieu des autres. Toute activité créatrice doit être volontaire, doit être effectuée dans la joie ; j'ajouterai qu'on ne doit pas se prendre au sérieux. Si vous réalisez une œuvre qui vous plaît et que vous la montrez à d'autres qui la descendent, eh bien, il ne faut pas s'en faire. Si vous vous en faites, c'est que vous vous prenez au sérieux. C'est que vous pensiez obtenir un prix dans un concours quelconque.

Ayant vécu les débuts du cinéma, quelles réflexions peut vous inspirer la télévision ?

Si le cinéma peut faire croire qu'on a compris, le danger dû à la télé est bien pis et peut conduire une génération de gâteux, de gens incapables de raisonner. De nombreuses personnes en sont au point de n'avoir même plus envie de résoudre une question. Tout est résolu d'avance. Malgré cela, je pense que la télévision est un outil fantastique, extraordinaire et irremplaçable ; c'est dommage que l'on s'en serve de travers, à moins que ce soit la TV elle même qui soit d'une facilité trop grande, qui enchaîne les gens devant leur petit écran. Et je leur dis : Mettez au moins des chaussures qui vous fassent mal, car le laisser aller physique des pantoufles et du poste que l'on regarde sont pour moi la marque d'un grave laisser aller intellectuel. La TV sera peut être réduite un jour à l'actualité immédiate ; son rôle capital serait de lever des points d'interrogation, c'est à dire de donner à chacun, chaque jour, de l'information déterminée sur un phénomène peu compréhensible et de parvenir à donner la méthode pour lever ce point d'interrogation. Éliminer le hasard, c'est personnellement mon but de toujours, c'est à-dire le moins fiable possible, parce que toute civilisation qui ne lutte pas contre le hasard, mais l'utilise et s'y réfugie, est condamnée, il faut que la télévision soit active et utile, et relie les êtres les uns aux autres.

Il est scandaleux qu'on ne puisse voir vos films dans la distribution cinématographique classique, et plus généralement que les courts métrages ne soient quasiment plus visibles dans les salles, pourtant quand vous avez pris la tête du Centre national de cinématographie, vous avez, entre autres, promulgué plusieurs décrets pour le défendre. Comment avez vous quitté le Centre ?

Le 15 août 1944, j'ai pris la Direction générale du cinéma français mais, en même temps, j'étais le représentant du Comité de libération du cinéma, chose qu'on ne me pardonnait pas en haut lieu, bien entendu, et pendant ma présence au Centre j'ai avalé pas mal de couleuvres. On m'a fait briser des grèves, pour montrer que je pouvais être un homme de gouvernement jusqu'au jour où j'ai refusé de démissionner, et où l'on m'a démissionné par un décret spécial signé par de Gaulle et Teitgen en dehors des autres membres du gouvernement, à la suite de quoi il y a eu grève générale du cinéma. C'était au printemps 1945. Je suis redevenu, cinéaste et scientifique.

Pour en revenir à la distribution, ne pensez vous pas qu'un des multiples intérêts du programme de complément était de toucher des publics qui ne se seraient jamais dérangés pour un court métrage scientifique ou poétique et de les amener ainsi à s'ouvrir vers de nouveaux sujets ?

On peut dire que Walt Disney avait trouvé une méthode : jamais plus d'une minute par phénomène, ce qui est antinomique de la beauté, de la poésie, aussi bien que de la science. Le survol est plus facilement accepté ; dès qu'on insiste, on devient gênant. Actuellement, le producteur joint au hasard le court métrage obligatoire en principe, pour lequel il bénéficie de conditions scandaleuses, alors qu'on passe une partie de la séance en projections publicitaires et en vente de sucreries non imposables. Le court métrage pourrait être sauvé s'il existait des salles un peu spécialisées pour les passionnés ; mais un film n'est pas rentable avec une seule salle, à moins de le programmer pendant des années. Et puis le public est à présent conditionné à venir voir le grand film. Il n'est pas en état de grâce vis-à-vis du documentaire ou du court métrage. Il ne s'agit pas vraiment d'une question de culture, mais la culture du spectateur lui permet de supporter certains films, il les reçoit plus favorablement au départ. De plus, le public dispose de la télévision et il faudrait analyser en détail les rapports entre le cinéma et la télévision dans toute entreprise de sauvetage du court métrage. On pourrait envisager de permettre la réalisation gratuite des courts métrages, à condition naturellement de repenser les circuits de production et de distribution. Et pour que certains courts métrages deviennent des œuvres, il faudrait se préserver la possibilité de les revoir, car une œuvre en devient une quand on est sûr de pouvoir la supporter de la revoir un grand nombre de fois.

 

Propos recueillis par Jean-Luc MICHEL

Publiés dans la revue l'Education du 23/2/1978 - Tirage : 200 000 exemplaires

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COMMENTAIRE

 

J'ai eu l'immense chance de fréquenter assidument Jean Painlevé de 1977 à son décès en 1989.

D'abord comme étudiant dans son séminaire sur l'histoire du cinéma scientifique à Paris 7, ensuite comme stagiaire et collaborateur occasionel dans son laboratoire de Roscoff où il tournait son film sur le homard, puis comme assistant à temps très partiel à l'Institut de Cinéma scientifique (ICS), avenue des Ternes, comme accompagnateur dans divers projets. Mais le plus important tient au fait que j'ai enregistré des dizaines d'heures d'entretiens sur sa vie et son œuvre.

Les cassettes audio ont été transcrites et partiellement mises en forme. J'avais l'intention d'éditer un livre, mais faute d'éditeur et et de collaboration iconographique efficace, je n'ai pas pu réaliser ce projet. En plus, ce livre devait sortir du vivant de Painlevé. Malheureusement, son état de santé s'est dégradé en 1978 jusqu'à sa mort en juillet 1979. Ce fut Jean Rouch qui prononça son éloge funèbre.

Ceci dit, j'ai toujours les textes, et avec le net et l'auto-édition, je pourrai bien reprendre le projet. S'il vous semble intéressant, dites le moi.

 

Dans cet article de 1978,. le chapeau était de Pierre Beranrd Marquet, rédacteur en chef de la l'Education (tirage : 200 00 exemplaires), ancêtre du Monde de l'Education.

D'autres informations sont disponibles, ainsi que des photos sur l'œuvre de Jean Painlevé

Une biographie est en ligne, sans oublier wikipédia.

Les archives Painlevé sont gérées par Les Documents cinématographiques

Contact : Brigitte BERG - Tél. 33 (0)1 45 72 27 75 - fax : 33 (0)1 72 51 71 -

38 Avenue des Ternes 75017 PARIS

On peut y acheter des dvd.

 

Voir aussi la page Jean Painlevé sur Facebook, créée par une américaine passionnée.