Hommage à Lucien MICHEL

 
 

POUR les croyants, la mort est moins difficile. C'est le moment où l'âme rejoint Dieu.

Lucien ne croyait pas en Dieu.

Au plus, il croyait en une Idée de Dieu, dans une transcendance qui fondait l'existence humaine, qui la justifiait un peu à ses yeux d'éternel sceptique, d'infini pessimiste. Il croyait en l'Homme peut-être, mais avec la guerre, les hommes le déçurent irrémédiablement. Plus jamais il ne put y croire vraiment. Il avait en lui la déception, mêlée de volonté d'espérer un sursaut de l'humanité, un peu comme Beethoven dans son testament d’Heiligestadt.


Tout au long de son agonie, il répéta trois choses : “J'ai mal… J'ai froid… J'ai peur…



J'AI MAL…” Contre la douleur physique, il y eut la morphine. Contre la douleur morale, il y eut nos paroles et une lettre d'adieu, sorte d'anti testament du fils pour le père avant que le père ne disparaisse. Texte dans lequel le fils rappelait, juste à temps, lors d'une de ces dernière embellies d'avant la mort, ce qu'il devait au père et qu'il ne lui avait jamais dit. De ce texte, aujourd'hui, il ne faut rappeler qu'un mot : l'estime du fils pour le père. Et puis aussi l'estime de celle qu'il considérait comme sa fille. Il y a juste douze jours, ne corrigeait-il pas une infirmière qui parlait de sa belle fille, en rectifiant sèchement : “Non… c'est ma fille…”

Contre sa douleur morale, la certitude aussi que sa “vieille”, comme il disait, ne serait pas abandonnée.

Contre sa douleur morale aussi, la consolation, peut-être, que son petit-fils n'oublierait pas un grand-père très proche de lui, très complice, malgré ses colères, malgré - ou surtout grâce à - ses états d'âme, perpétuellement changeants entre la confiance en l'avenir et le pessimisme d'un idéaliste déçu, à la Schopenhauer. C'est ce petit-fils, peut-être, qui transmettra à sa sœur, sa petite fille, son témoignage sur ce que fut son Pépé. Il complétera de son point de vue d'enfant ce qu'en dira leur grand-mère.

Contre sa douleur morale, et nous lui avons dit, la certitude qu'un petit nombre de gens ne le prenaient pas pour un con, lui qui si souvent, chacun peut s'en souvenir, ciselait ses diatribes et partait en croisade contre les imbéciles et les méchants, comme disait Brassens.


Contre la douleur morale, non pas la certitude, peut-on jamais l'avoir ? mais au moins l'impression, le sentiment, l'idée, le souvenir qu'il n'avait pas tout raté malgré les embûches, nombreuses, de la vie. Beaucoup de ceux qui sont ici se rappellent sans doute qu'il y a moins d'un an, il rayonnait de bonheur. C'était le 15 avril 1988. Il a eu l'élégance, à la Cyrano de Bergerac, qu'il aimait tant, d'attendre près d'un an pour tirer sa révérence et s'en aller le plus vite qu'il le put. N'oublions pas que c'est ce qu'il souhaitait. Il ne voulait pas “finir en légume”, comme il disait souvent. Légume, il ne l'a été que quelques jours.

 

8 mars 1913, Paris - 16 février 1989, Angers

Texte lu lors des obsèques au cimetière de Bagneux le 20 février 1989.

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J'AI FROID…” C'était naturellement à la guerre, cette vaste connerie -j'emploie ses mots - à laquelle il pensait. Et comment l'oublier ? Sa vie en fut changée. Il n'en parlait jamais, hélas. Il ne voulait pas nous “raconter sa guerre de 14”. Et pourtant il en avait des choses à dire, à nous, mais aussi à Clarence, à Jeanne-Ermine. 

Il avait froid, parce qu'il avait gardé, au plus profond de lui-même le souvenir, non ; pas le souvenir, la marque, la trace, la gravure impérissable de ce bombardement de l'IG Farben Industrie, à Rüsselsheim, en 1944 : 25 000 morts, le bruit, le feu, le froid de l'hiver, la neige qui tombait noire à cause des bombes, la mort, l'odeur de la mort, partout. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas — jamais. D'autres l'ont dit, l'ont écrit, mais une telle expérience n'est pas communicable. Des anciens combattants, il se moquait toujours en parlant des anciens combattus (avec un jeu de mots féroce). De ses évasions, et du réseau qu'il avait constitué avec des camarades pour s'échapper, il ne parlait jamais.  Ce qui frappe, chez les gens qui ont vécu intensément une période historique dramatique et ont agi avec courage et dignité, chacun à son niveau, c'est le sentiment qu'ils n'ont rien fait d'extraordinaire. Qu'il était normal d'agir, ici et maintenant. Qu'on n'a pas à en parler. Qu'on n'a plus à en parler. Quand on évoquait ses évasions, ses responsabilité de Lieutenant à la Libération, chargé des prisonniers de guerre allemands, il répondait souvent : “je suis aussi abonné au gaz…” Comme tout le monde.

Ou presque tout le monde…



“J'ai froid…” C'est vrai qu'il eut froid, froid de l'intérieur, froid de la panique, de la rage, froid du pressentiment de la mort. Contre ce froid là, les paroles ne pouvaient rien sur l'immédiat. Mais à la longue, elles le réchauffaient peut-être autant que les pulls ou les couvertures qu'il a fallu lui mettre.

J'AI PEUR…” Peur de la douleur en premier lieu. Pourquoi souffrir avant de mourir ? Souffrir pour s'en sortir, même si l'espoir est ténu, c'est peut-être envisageable. Souffrir pour mettre au monde, souffrir pour un autre. C'est sûrement supportable. Mais souffrir pour mourir, à quoi cela sert-il ? Surtout lorsque l'on s'est privé soi-même, par acte volontaire, de croire en l'au-delà. Pour un croyant, la souffrance de la fin peut être relativisée. Il paie ses péchés et gagne le Paradis, ou le Purgatoire. Quand on ne croit pas, elle est plus dûre, plus cruelle, plus insuportable. Il n'a pas trop souffert physiquement. La médecine sert à cela aussi. Hypocrate l'a dit : “Soulagez la souffrance”. En passant, juste une suggestion aux médecins. Cessez d'employer à toutes les sauces ce mot de “confort”. On ne dit pas cela à quelqu'un qui va mourir. Les nomenclatures de la Sécurité sociale ne devraient jamais sortir des bureaux. Il y fut très sensible au point d'enguirlander, pardon, d'engueuler ses toubibs. Mais ce n'est pas grave, il ne leur en voulait pas.


“J'ai peur…”  Peur de la mort. Bien sûr. Peur de la finitude du sens. Parce qu'après, il n'y a rien. C'est pour cela sans doute que les vrais croyants font des prières pour les non croyants. C'est beaucoup plus difficile d'accepter de mourir quand on ne croit à rien après la mort. Quoique l'on fasse, on ne peut rendre le néant vivable.

Lucien croyait-il en quelque chose ?

Entre l'athéisme radical et l'agnosticisme, il oscilla sans doute perpétuellement, en idéaliste qu'il était. Sans se fixer définitivement à l'un de ces ports d'attache, de ses hâvres de la pensée humaine.

Pour ce genre de navigateur, de chevalier errant, la route n'est pas facile. C'est pour cela qu'il avait peur. Comme disait Pablo Neruda, il aurait voulu “comprendre sa mort”. Mais qui le pourrait ?


Adieu Lucien.


D'une vie, outre les enregistrements, les photos et les films et il y en a beaucoup, il reste des souvenirs, des impressions, des marques, des empreintes sûrement, des sillons peut-être. C'est la seule immortalité des non croyants. Pour ceux qui t'ont bien connu, qui se rappellent de tes élans, de tes excès, de tes colères, il restera des traces de toi, des poussières d'idées et des graines d'idéal.


Adieu.