Hommage à Huguette MICHEL

 
 

Avec le temps…



Avec le temps, va, tout s’en va… 


Il y aura bientôt onze ans, c’était le 16 aussi, un 16 février, nous étions déjà là pour accompagner Lucien, le mari d’Huguette qui était mort à Angers dans sa 76 ème année comme le disait le faire part avec la même phrase de Goethe : “Tout ce que tes parents t’ont laissé en héritage, si tu veux le posséder, gagne le…”


La cérémonie recommence, tellement semblable dans son rituel, dans sa douleur, dans sa tristesse, tellement dissemblable dans ses prémices, dans sa conclusion et dans son déroulement.


Dans son agonie angevine, Lucien avait mal. Il répétait “J’ai mal…”, il souffrait dans sa chair de ce qui le rongeait et qu’il vainquit finalement en tuant le mal par le mal, mais au prix de sa vie. Il disait qu’il avait froid aussi, il ne tremblait pas seulement du tremblement fébrile des malades, mais du souvenir qu’il ramenait jusqu’au plus profond de lui même de la guerre, des bombardements comme celui de Rüsselseim où la neige tomba noire à cause des bombes et des explosions, froidure des camps de prisonniers, des stalags sans chauffage, de la déportation qu’il évita de justesse à l’issue de sa troisième évasion ratée comme les deux précédentes, ce qui le força à attendre l’extrême fin de la guerre pour rentrer et mettre de longues années à s’en remettre - au moins physiquement - mais en gardant au plus profond de lui-même une fracture ouverte à tous les vents de la destruction. Mais en plus d’avoir mal, d’avoir froid, ce que les esprits simples rapporteraient au physiologique, Lucien avait peur ; il le répétait sans cesse les derniers jours. Ce furent même parmi les derniers mots qu’il prononça. Peur de la douleur bien sûr, peur de la nuit, peur de l’abîme, la peur de ceux qui doutent et ne savent pas quoi trouver après la mort, cette mort qu’il sentait venir au milieu de son gué personnel - entre l’athéisme radical et le doute infini des agnostiques. Peur de ceux qui sont convaincus qu’il n’y a rien après, rien que le silence et le froid minéral de l’éternité, la dureté de l’obsidienne, la durée infinie de la vibration ultime…


Huguette a résisté à cette séparation qui, le 16 février 1989, dissociait 54 ans de vie commune avec Lucien. Avec ses armes à elle, bien différentes mais efficaces, au moins pendant les dix années qui suivirent.


Les circonstances de la mort d’un être humain symbolisent-elles son existence ? Non sûrement, car ce “jugement premier” serait trop difficile à supporter… et trop injuste aussi pour les bons, pour les justes, fauchés dans la cruauté et le non discernement de la Camarde.

Alors, comment expliquer par quelles séries de circonstances extraordinaires elle ait aussi bien - réussi - sa mort, tant pour elles que pour ses proches ?


Pour essayer de comprendre, voici la chronique des derniers mois :

Elle aurait pu succomber en octobre dernier à une forte infection qui lui valut deux semaines d’hospitalisation et de sérieux problèmes dérivés. Elle a résisté : les antibiotiques et elle ont vaincu l’infection.

En voulant remarcher, elle aurait pu tomber mille fois vu le mal qu’elle eut à retrouver un peu d’équilibre. Depuis sa sortie de l’hôpital, aucune chute à signaler.

Elle aurait pu rester semi invalide et ne se déplacer qu’avec la plus extrême lenteur, avec sa canne. Ces derniers jours, elle marchait comme avant, c'est-à-dire assez bien et sans sa canne.

Elle aurait pu perdre la mémoire dans l’affaire. Malgré quelques difficultés qui se sont maintenues, il n’y a pas eu d’aggravation.

Elle aurait pu ne pas recevoir le dernier ouvrage publié par son fils et ne pas trinquer à sa sortie. Elle l’a eu entre les mains deux jours avant de mourir et l’apéritif offert par Annick et ses petits enfants fut un moment de bonheur.

Elle aurait pu ne pas avoir la satisfaction de voir ses petits enfants confectionner l’arbre de Noël que d’habitude ils habillent vers le 20 décembre. Cette année, dès le 8 décembre, il était tout décoré et illuminait les soirées.

Elle aurait pu ne pas  écouter ce merveilleux disque des “Chansons d’amour” de Léo Ferré qu’un ami offrit la veille à Jean-Luc qui lui-même l’avait offert quelque temps avant à Clarence et qu’ils eurent envie d’entendre ce samedi après midi du 11 décembre 1999. Avec ces chansons extraordinaires, cette qualité du son qui restituait toutes les vibrations de l’enregistrement, ce grain de voix de Ferré : “Avec le temps, va, tout s’en va…”, elle a vécu un instant d’une grande intensité où toute la tribu a communié dans la beauté pure de cette interprétation surnaturelle.

L’émotion fut immense, elle était heureuse, nous étions heureux.








 

27 décembre 1912, Paris - 11 décembre 1999, Saint Priest en Jarez

Texte lu lors des obsèques au cimetière de Bagneux le 16 décembre 1999.

Elle aurait pu renverser la bouteille de son dernier Perrier quelques minutes après cet instant magnifique. Elle se l’est servi sans problème et a même remis la bouteille au réfrigérateur sans rien casser.

Elle aurait pu tomber dans la cuisine. Elle s’est assise, accoudée à la table et n’est pas tombée…


C’est dans cette position que Clarence l’a découverte, sûrement déjà morte. Pas de cris, pas de plainte, pas de chute. Un envol. La vie s’en est allée. Elle a conquis l’éternité.

Quand l’heure est venue, l’important, c’est de mourir guéri.  C’est le seul moyen d’être bien disponible pour l’étape suivante, la résurrection ou l’éternel cycle des recommencements. Elle était sur un autre gué que Lucien, entre la foi et le doute.


Depuis sa mort, son visage n’a cessé de parler. Il évoque tour à tour l’Ange de Reims, la Joconde et toutes ces figures hiératiques qui savent ou font semblant… Un léger sourire comme pour montrer non pas sa joie : qui est réellement joyeux de mourir, à part les grands mystiques qui connaissent la vérité ultime ? mais la lumineuse expression de sa sérénité.

La mort est toujours triste mais chacun ici, pour un proche, l’a sûrement connue beaucoup moins gaie.


Dans la mort tout a opposé Huguette de Lucien.

Et dans la vie ? Cette opposition de caractères fut-elle un moteur ou un frein ?

Comment expliquer que leur rencontre fortuite chez un vieux professeur de musique alors qu’ils avaient tout juste 15 ans, elle au piano, lui au violon, leur permettrait de composer une symphonie qui s’achève aujourd’hui ?

Comment répondre ? Quelle était l’étrange alchimie de la résistance d’Huguette ? Son sourire dans la mort veut-il signifier la force de ses recettes ? Qu’aurait-elle trouvé, elle qui, née en 1912 se fit plutôt épouse discrète - mais exigeante - un peu à l’ombre de son mari, le laissant parler et refaire le monde.

Point n’est besoin de chercher bien loin, sa vie montre le chemin.


D’abord l’ouverture aux autres, le désir tout simple et bête de “faire plaisir”, par des cadeaux, par des intentions, grandes ou petites, privées ou publiques. Des bonbons donnés en douce aux cadeaux répétés. Quand on pense qu’ils tinrent pendant plusieurs années un commerce de produits fins qui aurait dû leur assurer une belle retraite alors qu’ils ne durent leur petit pécule de départ qu’à la “loi Royer” pour les commerçants et artisans âgés. Pas étonnant au fond, chaque visiteur repartait avec des bouteilles, des victuailles et toutes sortes de cadeaux. Quant aux clients de la boutique du 54 rue de Bagnolet (quelle idée d’émigrer au fin fond du XX ème quand on est né dans le premier arrondissement de Paris ?), ils avaient eux aussi leur part de générosité et de petits cadeaux. Il n’y avait que le fisc pour ne pas comprendre que le don ne devrait pas être taxé comme les produits que l’on vend !

Sa première recette fut simple : rester ouvert, attentif, à l’écoute tout en cherchant à être “gentil”. Attention de ne pas se méprendre, Huguette pouvait avoir ses têtes, par exemple les geignards, ceux qu’elle considérait comme des paresseux n’avaient droit à rien… même si certains jours ils profitaient aussi de la distribution.


La seconde règle à observer tient à la ténacité et au courage. Et ça, Huguette en a montré tout au long de sa vie. D’abord, diront les mauvaises langues en choisissant d’épouser Lucien, ce qui ne fut pas de tout repos tous les jours. Apparemment elle ne le regretta pas trop, puisque c’est elle qui a choisi de reposer ici, à côté de lui, preuve que son amour ne s’était pas éteint.

Mais le courage, elle le manifesta en de nombreuses circonstances, notamment durant la Guerre. Entre le service militaire et le plébiscite de la Sarre, la “drôle de Guerre” et la captivité, renforcée par les évasions, ils furent séparés pendant presque 9 années, sauf quelques oasis de liberté tôt perdues où ils se retrouvèrent furtivement. Ah, ces Allemands venus 17 rue du Bouloi, appelés qu’ils furent par de charmants voisins qui n’aimaient ni les jeunes, ni les amoureux (pensez donc, si longtemps sans se voir, peut-être dérangeaient-ils la morne grisaille de l’Occupation), ni les tous frais évadés des prisons allemandes, ni ceux qui n’étaient pas à leur image peut-être. Bref, en voyant les deux FeldGendarmes, elle cria “22” pour le prévenir et chercha à les égarer pour qu’il puisse s’enfuir par les toits… Mais comme personne ne lui ouvrit les fenêtres des cours voisines, il fut mis en joue et repris.



 

Ou cette autre fois ou pour retrouver son homme, elle traversa une partie de la France et séduisit la bonne amie d’un officier allemand qui devait intervenir pour Lucien, lui indiquer où il était en Allemagne, lui passer une lettre et tenter d’améliorer son sort. Connaissant sa coquetterie et le charme qu’elle dégageait alors, certains penseraient pourquoi l’amie et pas le gradé lui même ? Parce que le courage n’est pas la compromission. En offrant de beaux cadeaux à la belle, elle finit par être reçue par l’officier et réussit à obtenir une partie de ce qu’elle souhaitait - sauf bien sûr la libération de Lucien pour laquelle elle dut attendre 1945, en pressentant la veille, qu’il allait enfin revenir dans la nuit. Ce qui se vérifia effectivement.

Le courage, ce peut être une certaine idée de ce qu’elle estimait être son devoir, vis-à-vis de sa belle mère Berthe, ici présente - dans le caveau tout proche de nous - dont elle s’occupa pendant la guerre, bravant la milice, le couvre feux, le marché noir, écoutant la BBC, etc., etc.

Huguette était de cette génération abîmée par la guerre, “cette vaste connerie” comme disait Lucien qui les broya tous deux en leur volant leurs jeunes années et emplissant leurs esprits d’émotions négatives avec lesquelles ils durent quand même vivre.

Mais hélas, Huguette comme Lucien ne voulurent jamais raconter leur histoire. Nous ne disposons  que de bribes, que d’étincelles dans la nuit, que de tisons qui vont bientôt s’éteindre, car plus personne ou presque ne souffle dessus, soit par précaution pour qu’ils durent encore un peu, soit par désintérêt pour ces vieilleries d’un autre siècle. Peut-être eurent-ils raison de se taire. Le témoignage ne touche vraiment que ceux qui sont ouverts mais qui savent déjà l’essentiel de ce qu’il apporte. Les autres, ceux qui refusent de savoir, sont fermés avant, et ignorants après.


Enfin, sa dernière grande recette était l’absence totale de rancune, cette “faiblesse des imbéciles”.

Que de fois, après s’être un peu emportée, contre Lucien, contre son fils ou toute autre personne qui comptait pour elle, elle reprenait la conversation quelques minutes ou dizaines de minutes plus tard en ayant tout oublié de l’incident. L’avait-elle vraiment oublié ? Peut-être…

Les non rancuniers ne seraient-ils pas un peu niais ou carrément amnésiques ? Et les rancuniers alors ? Quelles bonnes raisons ont-ils pour exercer leur hire ? Sont-ils foncièrement plus intelligents que leurs opposés ? Le rancunier est une mémoire morte, c’est une boîte noire qui enregistre tout indifféremment, qui se souvient de tout, ce que seule une machine est capable de faire. Le rancunier est inhumain !

Le non rancunier, lui, sélectionne, trie, traite, opère, segmente, sérialise  (pour parler bien). En somme, il est “intelligent”, même s’il paraît simple d’esprit.

Mais le non rancunier est en définitive celui qui rend plus libre. On peut proférer une bourde (Lucien disait une “connerie”), il n’en restera rien. Mais attention aux faux sens. Il ne s’agit pas de faiblesse, la non rancune n’est pas l’absence de sanction, il faut sanctionner bien sûr, mais avec célérité et justice, pour que la punition soit claire et si possible acceptée.

On peut aussi se demander si la non rancune est identique au pardon : sûrement pas car le pardon traite des questions graves et il peut impliquer un jugement moral. Est-elle le détachement alors ? Non plus, parce qu’elle se vit dans l’action et le commerce des autres. Bref, avec cette recette, Huguette était redoutable contre les teigneux, les grincheux, les geignards et tous les individus qui se prennent pour beaucoup en en faisant très peu.


Ceci, son fils a pu le lui dire et lui témoigner de l’exemple qu’elle donna, lui qui, lorsqu’il était petit, aurait eu tendance à bouder un peu. Mais cette transmission - par quel miracle ? - est allée plus loin, ses petits enfants, Clarence et Jeanne-Ermine semblent échapper eux aussi au virus de la rancune ; il est vrai que leur mère Annick en est dénuée elle aussi, ce qui aide dans la vie… 


Autant Lucien était un “intellectuel”, un brasseur d’idées, en quête de la résistible étoile, repoussant toujours un point oméga qui ne correspondait jamais à son idéal ; autant Huguette était “affective”, acceptant ce que la réalité avait de positif, ou cherchant à l’améliorer à petites touches, à petits pas, sans grandes théories, sans “grand dessein”. C’était peut-être cela aussi la raison de leur entente. Un cerveau droit et un cerveau gauche pour aller de l’avant.


A présent que la vie d’Huguette s’est achevée - osera-t-on dire dans la joie grâce cette émotion esthétique avec Léo Ferré ? - que peut-on ajouter à leur film qui va à présent se poursuivre ici, ou dans les étoiles, mais en projection privée ?


Ce sera simple et bref : merci pour l’exemple, il forge le tempérament, merci pour les erreurs, elles donnent envie de les éviter, merci pour le comportement, pour la leçon de vie en complément des leçons de choses, merci pour l’accueil qu’ils réservèrent à Annick en en faisant leur fille, merci pour les illuminations comme pour les orages, merci pour l’empathie sans cesse renouvelée, merci pour les stagnations d’ombre que nous avons respectées dans votre vie, merci enfin pour la vibration juste sur laquelle Huguette a terminée cette vie dans un accord parfait avec elle même.



Le 16 décembre 1999




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