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Jean-Luc Michel

Habilitation à diriger des recherches, Université PARIS 7, 12/12/1992

Mémoire de travaux de recherche : pensée graphique, survision, sysèmes experts et sciences humaines ou sociales, réseaux télématiques et socialisation, identité et image d'une organisation, annexes, index, 65 figures, 274 pages. Sommaire

Prérapporteurs: M. Jean Devèze (directeur), M. Pierre Fougeyrollas, M. Pierre Moeglin, professeurs. Jury : MM. Jean Devèze, Robert Estivals, Pierre Fougeyrollas, Michael Palmer, Jean-François Tétu, professeurs en SIC.

 

Exposé introductif :

La théorie distanciatrice est-elle scientifique ?

 

« Ce qui fait l'homme de science, ce n'est pas la possession de connaissances, d'irréfutables vérités, mais la quête obstinée et audacieusement critique de la vérité » 

Toute la production scientifique dont il va être question au cours de cette soutenance d'habilitation à diriger des recherches peut s'envisager sous une double lecture :

En premier lieu, l'éparpillement de recherches très diverses, allant des réflexions sur le graphisme, la pensée graphique, la survision, la schématisation, à des travaux sur l'usage des générateurs de systèmes experts en sciences sociales ou humaines, en passant par des enquêtes sur l'informatique ou la télématique et certains de leurs aspects psychologiques ou sociaux, voire, pour remonter plus loin dans le temps, à des ouvrages de méthodologie de conception ou de réalisation audiovisuelle, informatique, ou infographique, qui ressortissent, selon moi, au terrain des sciences appliquées, et qu'à ce titre, je ne renie pas, car ils ont toujours eu comme objectif de clarifier, de "typologiser" des domaines ambigus, épars ou flous et d'offrir à chaque fois des théorisations (opératoires et fonctionnelles) du réel dont je traitais. J'ai appris, en les rédigeant, que le pragmatisme peut aussi être une qualité dans ce domaine (c'est en tout cas ce qu'en disaient les critiques de l'époque  ).

A priori, aucun fil directeur dans tous ces travaux, préscientifiques et scientifiques (pour reprendre les termes de mon CV), sinon, justement, cette volonté, très tôt manifestée, de théoriser, d'offrir un cadre interprétatif précis, utile et fonctionnel, certainement lié à ma formation initiale en mathématique et en physique. De la sorte, la présente soutenance aurait pu prendre l'allure d'un catalogue de mes travaux passés et présents pour essayer de dégager quelques pistes d'avenir. Mais comme le texte officiel m'y invitait (« Le dossier de candidature comprend soit un ou plusieurs ouvrages publiés ou dactylographiés, soit un dossier de travaux, accompagnés d'une synthèse de l'activité scientifique du candidat permettant de faire apparaître son expérience dans l'animation d'une recherche », Article 4 de l'Arrêté du 23/11/1988), j'ai préféré opter pour une seconde solution, plus en coïncidence avec mon propre fonctionnement mental, celle d'un fil directeur fort : celui de la théorie distanciatrice, ou du moins de l'apport du concept de distanciation, tel que je l'ai examiné ou construit depuis quelques années sur des champs de recherche a priori distincts ou lointains. Ce faisant, j'ai pris, librement, le risque de prêter le flanc à une critique radicale contre le concept lui-même, au moins pour ceux de mes lecteurs qui n'auraient pas été convaincus de son opérabilité, de sa fonctionnalité, bref de son utilité, mais aussi, et pour tous, de risquer encore un peu plus des reproches sur son "impérialisme" ou son côté systématique. J'assume donc ce double risque et je vais essayer, dans la présentation de mes travaux et dans mes réponses aux questions du jury, de montrer que la modélisation que je propose, et dont j'avais dressé le « cahier des charges » dès 1988, est vraiment « transportable », polyfonctionnelle, multi-opératoire, et que loin de stériliser la réflexion ou la recherche, elle offre au contraire un outil - juste un outil - de meilleur entendement, susceptible d'irriguer d'autres secteurs des sciences de l'information et de la communication, mais aussi peut-être, d'autres disciplines traitant de ce que qu'Abraham Moles, auquel je voudrais rendre hommage au cours de cette soutenance, nomma les sciences de l'imprécis dans son dernier ouvrage, paru en 1990.

 

De la théorisation

Je n'ai nullement la prétention ou même l'intention discrète d'ajouter mon nom à la liste - prestigieuse et longue - des scientifiques ou des penseurs qui ont fixé comme objectif absolu à toute démarche scientifique de produire des théories, fussent-elles locales, réduites, voire réductrices. Pour citer René Thom, je dirai que rien ne nous oblige à expliquer sans calculer (comme Descartes) ou à calculer sans expliquer (comme Newton)  , mais peut-être à combiner les deux pour tout simplement com-prendre (au sens étymologique, c'est-à-dire « prendre (de la connaissance) avec (l'autre) », et qu'une voie moyenne s'ouvre aux chercheurs en sciences douces, quitte à durcir leurs méthodes avec des techniques de réflexion empruntées aux sciences dures, pour injecter un peu de « calcul » dans un océan d'« explication ».

Il me semble que les communicologues doivent aussi durcir leur logos et montrer (se montrer ?) qu'ils sont capables d'offrir des cadres (les Frames de Minsky) interprétatifs du réel. La société ne cesse de s'interroger sur ses systèmes de communication, sur ses communicateurs, sur leurs défauts aux uns et aux autres - la liste des références à la distanciation ne cesse de croître   - et si elle se tourne vers ses scientifiques de la communication, que trouve-t-elle le plus souvent : des statistiques d'audience, des études économiques, des enquêtes de tendances, des aperçus socio-historiques, des bribes conceptuelles critiquant ou légitimant les systèmes politico-médiatiques en placeÉ alors qu'elle attendrait plutôt des outils interprétatifs, des concepts réellement opérationnels (au sens de Bridgman) permettant de mieux comprendre (expliquer/ calculer) la société d'hyper-communication dans laquelle nous sommes plongés. Après avoir pensé la communication, les communicologues pourraient peut-être imaginer des scénarios pour la changer.

Certes, l'offre théorique est heureusement abondante, mais depuis quelques années, on a l'impression que la production en la matière n'est guère encouragée. Robert Escarpit est en retraite, Abraham Moles vient de nous quitter, et depuis leur silence ou leur (relative) marginalisation dans leur propre terrain universitaire, la théorisation minimaliste est à l'œuvre. Comme le dit Bachelard, « on ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire », et le rôle du communicologue est justement, selon moi, de fournir des outils, des schèmes conceptuels permettant aux citoyens - et aux autres chercheurs - de (mieux) penser la communication. Nous savons, au moins depuis Bateson (en oubliant les Grecs) que le propre de l'homme est de métacommuniquer, de sorte que le communicologue doit baigner dans l'autoréférence dès ses premières recherches et ses premières publications. Ce qui l'entraîne immanquablement vers la connaissance fonctionnelle de nombreux concepts empruntés à l'intelligence artificielle, à la cybernétique, à la systémique, aux sciences de la cognition, à la biologie, sans oublier les outils de formalisation classique que sont la physique et les mathématiques (il suffit de voir ce qu'en dit L. Sfez). Dès lors, le communicologue, sans pour autant succomber à la pensée computationnelle (au sens de Sfez et Lévy) se doit de connaître les processus d'intellection les plus performants, ne serait-ce que pour en critiquer l'usage qu'en font certains pseudo-spécialistes. A cet égard, le concept de falsifiabilité (même si le mot "réfutabilité" est de loin préférable) devrait pouvoir s'appliquer à la théorie distanciatrice. Commençons par rappeler les principes généraux de la mise à l'épreuve (« Testing ») des théories selon Karl Popper   :

La cohérence interne, telle que l'illustrent les diverses conclusions des études présentées ici a souvent été examinée pour que je me permette de renvoyer aux textes dans lesquels cette question a déjà été débattue (mémoire d'habiliation, ouvrage sur la distanciation et thèse de 1988). Les autres points du crible de Popper vont faire l'objet d'un examen plus attentif dans les paragraphes qui vont suivre, mais auparavant quelques précisions supplémentaires seront les bienvenues, notamment sur la modélisation ou la formalisation.

De la modélisation

« C'est parce que l'analogie n'est pas un rapport de ressemblance entre des images, mais qu'elle est la mise en Ïuvre d'un schématisme verbal, qu'elle peut ouvrir et interpréter un espace de pensée et avoir un effet heuristique fécond. Le modèle n'est pas isomorphe à ce qu'il décrit : un langage ne ressemble pas à son propos. » 

Dans tous mes travaux, j'ai abondamment recouru aux techniques de schématisation, conçues en tant que modélisation statique, pour employer ensuite, selon les cas, des techniques de modélisation dynamique, comme le dipôle, que je ne suis d'ailleurs pas le seul à avoir cité (Morin et Moles l'ont fait avant moi, sans que d'ailleurs je n'en sache rien à l'époque de leurs créations). La modélisation me paraît constituer une technique fondamentale de recherche en sciences humaines ou sociales, grâce aux matrices d'interaction ou de choix, aux graphes, aux scénarios, voire aux tableaux et aux matrices multidimensionnelles, ou même aux générateurs de systèmes experts, sur lesquels j'ai d'ailleurs axé une partie du présent mémoire d'habilitation. Depuis, je ne cesse de trouver de nouvelles utilisations de ces systèmes, autant comme outils maïeutiques que comme vecteurs de communication scientifique.

« Formaliser n'éloigne du réel qu'en apparence, car chacun sait, par expérience personnelle le peu de valeur des constatations empiriques aussi longtemps que l'on ne peut les intégrer dans une théorie formalisée, même très peu. Il existe, sous le désordre apparent, un certain agencement des données, une organisation probable, une structure cachée qui ne doit pas être inaccessible à l'esprit à condition de projeter sur ces données une forme adéquate. Les méthodes de formalisation procurent des moyens de trouver une telle forme ; elles réalisent une convergence et une tension mentales vers la structure latente du phénomène observé. » 

Les techniques de modélisation permettent de repérer, de tenir compte, d'intégrer, de traiter des interactions faibles, imprécises (au sens de Moles)  et partant, de mieux analyser et comprendre des phénomènes fins ou flous. Elles permettent aussi, selon moi, une meilleure évaluation des résultats, car elles rendent plus explicites les raisonnements employés parfois implicitement, les passages conceptuels complexes (au sens de Michel Serres) ; elles dévoilent des problématiques sous-jacentes, elles révèlent des interdépendances non prévues de variables que l'on avaient imaginées ou posées comme indépendantes. Ainsi, la modélisation pourrait, à terme, participer à ce durcissement (positif) des sciences douces que j'appelais de mes vÏux dans mon dernier ouvrage, car après tout, la phrase lapidaire de Moles devrait quand même nous interpeller :« Le chercheur qui ne pense pas ne schématise guère »  .

Du formalisme

Comme le schématisme, le formalisme possède deux grandes familles d'acceptions : une positive, liée à des méthodes de création (ou d'ingénierie) de connaissance, l'autre négative, attachée à l'esprit de système, au systématisme, et c'est bien évidemment du côté de la première que le présent travail compte se situer. La formalisation employée dans l'élaboration de la théorie distanciatrice est une méthode déjà classique consistant à trouver, à partir des régularités observées (ou déduites d'un échelon inférieur) une représentation abstraite de la réalité permettant de mieux l'expliquer, la décrire ou la comprendre, et parfois de prévoir ses évolutions, ce qui permettra de la confirmer ou de l'infirmer. Dans les sciences dures, la formalisation correspond évidemment à la mathématisation du phénomène observé - sa mise en formule - éventuellement probabiliste, voire quantique, c'est-à-dire non déterministe (principe d'incertitude de Heisenberg). Le travail des scientifiques consiste ensuite à vérifier la formule (ou formulation) ou à l'infirmer avant de proposer une nouvelle formalisation plus proche de la réalité ou plus générale, selon qu'il s'agit d'une recherche locale ou globale. Dans les sciences douces, il est rarement possible de proposer une formalisation unidimensionnelle (avec une seule variable déterminante). On observe plutôt des formalisations polydimensionnelles, avec tous les inconvénients mathématiques afférents (difficulté de traitement, indépendance incertaine des variables), ce qui entraîne des calculs plus lourds et moins faciles à vérifier ou infirmer (et encore, n'est-il pas question ici de l'aspect généralement non-expérimental de ces recherches). D'où les simplifications, les approximations abusives et les idées fausses qui ont pu faire croire que les sciences de l'imprécis étaient elles-mêmes imprécises.

Si la formalisation est bien menée, la recherche peut comporter d'autres outils, comme des équations symboliques (Moles), des organigrammes, des sociogrammes, des matrices à deux ou n dimensions, ou de nombreuses autres techniques combinables les unes avec les autres. Des formalisations de cette sorte, loin d'être un frein à la créativité scientifique et à la production de connaissances opérationnelles (ou opératoires), fournissent des résultats encourageants et ne correspondent en rien aux connotations trop négatives du formalisme conçu comme un dogmatisme totalitaire et sclérosant. Formaliste, la théorie distanciatrice l'est sûrement s'il s'agit d'employer les ressources des systèmes formels, de la pensée logique, de l'hypothético-déductivité, de l'inférence, de l'abstraction, de la recherche de variables pertinentes, de la modélisation, de la simulation, bref de tous les moyens, classiques et modernes de théoriser le réel. Les recherches en sciences de l'information et de la communication ne peuvent se contenter, en tous domaines, de la simple collecte des faits, de la simple observation, d'autant plus qu'un bon nombre de leurs objets de recherche s'apparentent aux interactions faibles que l'on ne peut saisir, comprendre, manipuler qu'avec des outils, des intermédiaires modélisateurs. En termes simplificateurs et réducteurs, on peut dire que « tout fait est imprégné de théorie » pour les épistémologues modernes des sciences dures. S'il est vrai que l'ambition théorisante doit rester modeste et prudente - c'est-à-dire authentiquement scientifique - peut-on, pour autant, refuser tout effort de mise à distance (de distanciation) de ses objets de recherche ? Et dès lors que cette distanciation est admise, voire souhaitée, comme le soulignent, entre autres, A. et M. Mattelart dans leur ouvrage Penser les médias  , comment extraire de la connaissance sans recourir à la formalisation, c'est-à-dire sans se donner les moyens de traiter les régularités observées (dans le cas des interactions fortes) ou bien de repérer (par exemple en les scénarisant) les phénomènes les plus ténus (interactions faibles) pour en déduire et proposer des théories gravissant progressivement les échelons du local - sans pour autant prétendre à atteindre une hypothétique globalité. De ce point de vue, la formalisation se révèle heuristisque, au sens où elle permet de cumuler les tentatives théoriques pour les intégrer dans un système en cours de constitution, ou les rejeter si elles ne donnent pas satisfaction. Elle est heuristique certes, mais demeure orientée vers la déduction, l'induction n'intervenant que comme stimulateur de recherche de nouvelles inférences.

De la fécondité et de la scientificité

Comme je l'ai indiqué à plusieurs reprises, je demeure étonné - et un peu inquiet - devant la puissance de la théorie distanciatrice : jusqu'à présent, elle a pu s'appliquer à de nombreux et nouveaux domaines ; il semble que sa transportabilité est si grande, que les champs de la communication (médiatisée) où elle ne s'applique pas soient assez rares.

S'il fallait dresser une première liste, on pourrait dire que l'approche distanciatrice « fonctionne » bien dans les domaines suivants : -  Médias de masse, médias de proximité (ou de groupe), « self médias », etc. -  Techniques de communication et d'expression (audiovisuel, informatique, télématique, autoscopie, publication assistée par ordinateur, intelligence artificielle, etc.). -  Concepts philosophiques liés à la communication : appropriation, socialisation, aliénation, etc. -  Publicité, marketing, management, organisation des entreprises, notions d'identité, d'image, techniques de vente, etc. -  Journalisme, communication politique et autres formes de communication spécialisée, création et diffusion artistiques, etc.

Naturellement, il reste (?!) des domaines dans lesquels la théorie distanciatrice ne s'applique pas, ou pas directement, comme la kinésique, la proxémique, la biologie, la sociologie générale. Et tant que ces domaines n'ont pas été explorés avec méthode, il ne saurait évidemment être question de conclure trop vite à la transportabilité de la problématique distanciatrice. Il est d'ailleurs temps d'examiner la relation entre ce concept, selon moi très important pour juger de la validité d'une théorie (et de son efficacité, ou encore de son caractère opératoire ou fonctionnel), et celui qui est au cÏur de l'Ïuvre de Karl Popper : celui de falsifiabilité (ou de démarcation). Pour Popper, une théorie est scientifique si elle est, à un moment ou à un autre, réfutable, par exemple en la rendant fausse, en la falsifiant, même en l'examinant, s'il le faut, à ses propres limites. Selon son degré de falsifiabilité, une théorie sera plus ou moins assurée. Si elle se révèle infalsifiable, ce ne sera pas une théorie scientifique. Dans sa préface à La logique de la découverte scientifique, Jacques Monod, cite le Marxisme et la Psychanalyse comme exemples de théories non réfutables, qui attrapent tout ou s'adaptent à tout  . Il montre également que la théorie de la Relativité est a priori réfutable, puisque c'est justement en voulant la réfuter que de nombreuses expériences ont échoué, ce qui a logiquement contribué à la vérifier (partiellement ou provisoirement), au moins jusqu'à de nouvelles tentatives de réfutation. En logique formelle, il serait tentant d'avancer une hypothèse explicitant cette caractéristique : les paramètres de la théorie doivent pouvoir se transformer en variables ; et s'il s'agit de variables, elles doivent pouvoir se transformer en super-variables, possédant des domaines de variation plus étendus. S'il s'agit de constantes, on reconnaitra immédiatement la célèbre méthode de « variation des constantes » qui a fait ses preuves en mathématiques, par exemple dans le calcul sur les nombres complexes ou « imaginaires ». En d'autres termes, la falsifiabilité entraîne une sorte de supervariation, éventuellement hors champ : si la théorie la supporte sans que soit mise en cause sa structure intime, sa logique et sa cohérence, elle peut être réfutée ou confirmée, et elle est alors scientifique selon Popper. Si elle ne la supporte pas, elle n'est pas scientifique, quelle que soit par ailleurs la réponse à la réfutation (négative ou positive). On l'aura compris, la transportabilité à laquelle j'ai fait souvent allusion est une traduction simplifiée du concept popperien de réfutabilité/falsifiabilité. Pour qu'une théorie soit transportable, il faut qu'elle puisse être exportée dans d'autres champs, avec d'autres valeurs affectées à ses variables, voire d'autres (super)-variables, quitte à ce que ce transport mette à jour ses défauts, ses incohérences, ses erreurs et la réfute. Naturellement, là où Popper va beaucoup plus loin que moi, c'est dans la recherche obstinée d'une démarcation radicale et sûre entre théorie et empirie. Comme on s'en doutera, la question de l'empirie de la théorie distanciatrice s'est posée depuis longtemps, avec d'autant plus d'insistance que sa transportabilité paraît bonne, comme indiqué plus haut. Dès lors, comment montrer que la théorie distanciatrice n'est pas une simple spéculation ou une vulgaire théorie empirique typiquement « baconienne » ? En ce qui concerne le rôle de la spéculation, Jacques Monod et Karl Popper pourraient nous rassurer : « Popper (contrairement aux néopositivistes) ne récuse nullement la spéculation, fût-elle de caractère métaphysique ou mythologique, comme source possible de progrès dans la connaissance. La spéculation est à l'origine de "conjonctures" éventuellement réfutables, qui constituent la richesse même à quoi s'alimente la connaissance, dont l'édifice s'accroît par une succession d'essais, de tentatives dont la vocation n'est pas d'établir une impossible ÒvéritéÓ empirique, mais d'éliminer l'erreur. » 

Mais de toutes façons, les vérifications expérimentales, maintes fois répétées, notamment avec les enquêtes sur les notions de profils distanciateurs/identificateurs, puis plus tard avec l'examen de la survision en action, et plus récemment encore avec les profils de schématisation montrent amplement qu'une théorie qui donne naissance à autant de concepts opératoires et autant de mesures ou de typologies différenciées ne peut être une simple spéculation - Mais je préfère laisser ce point en suspens et le réserver à la discussion qui va suivre.

En ce qui concerne la scientificité, c'est-à-dire, selon Popper, la réfutabilité de la théorie distanciatrice, il convient de se livrer à un examen plus minutieux. Il est vrai que la théorie distanciatrice a tendance à « trop bien fonctionner », ce qui d'ailleurs m'a souvent inquiété en me faisant chercher quelle boucle autoréférente pouvait bien générer cette transportabilité à laquelle il a été fait allusion plus haut. Cette question peut s'aborder à l'aune de deux problématiques :

1.  Une théorie qui « fonctionne » est-elle ipso facto une empirie ?

2.  Quelles sont les traces indiscutables de l'empirie ?

La première question appelle une réponse négative quasi-immédiate. De nombreuses théories physiques « fonctionnent » très bien, sans que pour autant elles puissent être suspectées de la moindre trace d'empirisme. Mutatis, Mutandis, en est-il de même a priori pour les sciences humaines ? Etant donné le moindre degré de formalisation des sciences douces, et la quasi-impossibilité de se livrer à des expérimentations, la réponse ne peut être donnée sans examen approfondi de chaque cas, déjà pour vérifier que la théorie proposée fonctionne effectivement et qu'il n'y a pas d'effet de masque, de recouvrement partiel ou de filtre plus ou moins sélectif, et ensuite pour rechercher d'éventuelles traces d'empirisme primaire (c'est-à-dire non trop caché). La seconde question est autrement redoutable, en renvoyant quasi-immanquablement aux vieilles discussions sur la science et l'empirie, et de là à K. Popper et son concept de démarcation (entre les deux sœurs ennemies). L'empirisme ne se découvre pas si facilement que cela, ce fut même le mérite de Popper - et avant lui de Bachelard - que de l'avoir traqué et d'avoir tenté de donner quelques outils épistémologiques pour le démasquer, tout en lui reconnaissant quelques vertus « subversives » parce que capable de traiter parfois du hors-norme, du non classable. Peut-être faudrait-il reposer autrement la question et se demander par exemple ce en quoi la théorie distanciatrice pourrait être empirique. Là encore, un examen attentif semble montrer - la discussion fera sûrement avancer cette question - qu'elle ne peut être confondue avec la moindre empirie. Avec des outils comme la modélisation dipôlaire, elle se détache radicalement du réel, et si elle y retourne constamment, c'est à chaque fois pour tenter de démontrer ou de déduire de nouvelles propriétés à partir du cadre théorique pré-établi. De plus, pour reprendre la pensée de Bachelard, la théorie distanciatrice représente (seulement au plan philosophique, et évidemment pas au plan strictement scientifique, infiniment plus modeste) une conversion éthique et une mutation intellectuelle, une sorte de (relative) rupture avec l'« opinion ».

Soyons clair : ou bien la théorie est formelle, formalisante, voire formaliste, et elle est (fortement) détachée du réel, ce qui signifie qu'elle ne peut en aucun cas être empiriste - par définition pourrait-on dire - puisqu'elle ne s'inspire pas de celui-ci pour le décrire de manière autoréférentielle ; ou bien elle est dépendante du monde réel, ce qui l'empêche d'être formaliste, mais elle risque alors que la présomption d'empirisme soit vérifiée, au moins partiellement, ce qui la ruine en tant que théorie scientifique. De cette alternative douloureuse, émerge assez facilement l'idée que la théorie distanciatrice, pour ne pas être empiriste, doit recourir à la logique formelle, à condition évidemment que celle-ci ne constitue qu'un cadre interprétatif destiné à mieux comprendre, à expliquer (ou à calculer avec prudence) des phénomènes flous ou imprécis, ce qui fait redéboucher sur le concept de paradigme de Thomas Kuhn, conçu comme une sorte de conversion  . Ainsi, cette défense et illustration débouche-t-elle sur une esquisse d'épistémologie de la formalisation/modélisation dans les sciences humaines et sociales, conçue comme un outil d'appropriation d'une Gestalt conceptuelle.

De quelques domaines non couverts

Il reste encore une dernière question à se poser, concernant les domaines où la théorie distanciatrice semble ne pas s'appliquer, et bien qu'il puisse paraître curieux au plan méthodologique (à condition d'oublier Popper !) de chercher des cas dans lesquels une théorie ne fonctionne pas, il faut néanmoins se poser cette question. En kinésique, on ne peut pas dire que la problématique distanciatrice s'applique directement ou apporte quoi que ce soit : les kinèmes n'ont pas besoin du concept de distance, ou du dipôle médiatique, ils se suffisent sûrement à eux-mêmes. En proxémique, malgré la proximité linguistique des termes (!), la distance dont parlent ses créateurs n'a que peu à voir avec la distanciation, sauf à réduire cette dernière à sa composante spatiale (ce que n'interdirait pas la méthode de variation des constantes, des paramètres ou des variables, dont il a été question plus haut). Quant à la problématique ADI/IPT, elle ne peut s'appliquer facilement, sauf à considérer que nous choisissons des distances interpersonnelles (les bulles de Hall ou les coquilles de Moles) en référence mimétique, par identification ou projection avec des situations stéréotypales antérieures, ce qui paraît bien peu vraisemblable. Il en est d'ailleurs un peu de même avec les hypermédias et les technologies du virtuel. En linguistique ou en biologie, il paraît évident que nombre d'échanges entre des interactants, par exemple des animaux ou des cellules, ne peuvent s'expliquer par la distanciation, qui exige, justement, un état de conscience que seul l'être humain peut connaître. En sociologie générale enfin, ou en ethnologie, il ne semble pas que toutes les situations d'échanges entre des êtres humains puissent se rapporter à des problématiques distanciatrices, il en est même un bon nombre qui leur échappent.

Du croisement avec d'autres théories

N'ont été cités ici que quelques-uns des domaines scientifiques connexes les plus significatifs. Des croisements de la distanciation et d'autres approches ont été tentées, mais il est encore trop tôt pour conclure quoi que soit : des relations fonctionnelles semblent se dégager assez rapidement, sans que pour autant, on ne sache qui, de la distanciation ou d'une autre théorie, absorbera l'autre. Dans tous les cas, la modélisation théorique mise au point au fil des ans paraît d'autant plus féconde qu'on s'attaque à des phénomènes complexes et fins : « L'aspiration à la complexité porte en elle l'aspiration à la complétude puisque tout est solidaire et que tout est multidimensionnel »  . De ce point de vue, la théorie distanciatrice permet de rendre compte de l'enchevêtrement du réel en offrant des outils d'analyse, de décomposition des phases des processus médiatiques, sans négliger leurs interactions ou rétroactions. Elle a évidemment une vocation à la complétude, mais étant également autoréférente, elle ne peut jamais l'atteindre totalement, en vertu du théorème de Gödel (cf. D. Hofstadter). L'approche distanciatrice est aussi profondément interdisciplinaire, elle relie entre eux des domaines scientifiques éloignés comme la physique (pour les modélisations dynamiques), la psychologie (pour la notion de profils), la linguistique ou la sémiologie. A chaque rencontre entre ces différents domaines scientifiques, il ne s'agit pas de chercher à décalquer une procédure sur une réalité éloignée pour mieux emprisonner celle-ci, mais plutôt d'étudier jusqu'à quel point un outil conceptuel (paradigme kuhnien) adapté à un certain terrain peut « rendre service » à un autre et l'éclairer. « Il n'y a d'interdisciplinarité réelle qu'à l'intérieur du champ de conscience propre de l'individu qui observe et saisit l'interférence entre des "disciplines" diverses ou des outils mentaux qu'il connaît à fond pour les avoir étudiées d'une façon professionnelles. Autrement, il en ressort un bavardage et des querelles de mots  » .

D'une synthèse des travaux aux réseaux sémantiques

Il reste, avant de conclure, à tenter de relier entre eux tous ces travaux dont nous parlerons peut-être séparément tout-à-l'heure. Pour effectuer cette délicate opération, j'ai choisi d'employer la notion (systémique) des réseaux sémantiques qui illustreront les liens multiples entre ces différentes domaines, ainsi que le montre la figure ci-dessous :

Préconclusion

Dans cette réflexion, j'ai voulu être critique avec la théorie distanciatrice, mais peut-être n'ai-je pas fait porter mes analyses sur les domaines les plus dangereux pour elle-même et ses principales problématiques. Une théorie de sciences humaines a, me semble-t-il, le droit de formaliser la réalité, ne serait-ce que pour rejeter l'empirisme et forcer ses promoteurs et utilisateurs à pratiquer la déduction ou l'inférence, ou toutes autres méthodes inspirées des méthodologies propres aux sciences douces, aux sciences de l'imprécis. Formaliser la communicologie ne la réduit pas pour autant à dépendre d'une psychologie computationnelle, représentée par quelques courants nord américains (J. Fodor, entre autres) ou du fonctionnalisme (H. Putnam). L'ambition théorique qui fut la mienne m'a rendu modeste, prudent et un peu angoissé, en premier lieu quant au choix de théoriser en tant que tel, lequel n'est pas toujours encouragé en communicologie ; en second lieu vis-à-vis de mon objet de recherche, de la problématique distanciatrice, car une théorie, même (dé)montrée comme étant non empirique n'en est pas juste, c'est-à-dire semi-vérifiable pour autant ; en troisième lieu parce que le risque demeure immense d'expliquer sans calculer, ce qui peut être compris comme du simple bavardage, en quatrième lieu parce que lorsqu'une théorie semble fonctionner, l'inquiétude du chercheur croît à mesure que le champ des variables qui lui correspondent s'étend et en cinquième lieu, last but not least, parce que la mise au point de la théorie distanciatrice, malgré ces années passées avec et ces (auto)-critiques, continue de me passionner.

Remarques sur l'organisation de la soutenance

Comme vous l'aurez compris, j'ai centré mon intervention sur un point absolument inédit, en prenant comme postulat que les membres du jury avaient pris connaissance de l'ensemble du dossier scientifique (thèse, livres, mémoire d'habilitation et autres travaux), et plutôt que de me livrer à une présentation des sujets présentés par ailleurs, et à propos desquels j'essaierai d'apporter des réponses lors du débat qui va suivre, j'ai préféré dresser l'état de ma réflexion distanciée et autoréférente sur mon propre travail, ce qui, par rapport à la problématique distanciatrice constitue bien la moindre des applications pratiques et in fine, la moindre des honnêtetés scientifiques ou intellectuelles.

 

JLM

Décembre 1992 - Paris

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Commentaire

 

Le texte ci contre a été prononcé lors de la soutenance de mon habilitation à diriger des recherches.

Jury :

Les professeurs P. Fougeyrollas (Président), Devèze (Raporteur), Estivals, Moeglin, Palmer, Tétu

Les notes et les références ont été supprimées. Je peux communiquer le texte intégral en pdf sur simple demande.

 

JLM