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Jean-Luc Michel

Les médias et la vie sociale

Pour une "socialisation" des moyens de communication électronique.

Le rôle des petits groupes volontaires et des associations dans la distanciation critique, dialectique et médiatique. Bilan d'une recherche-action.

Thèse (régime 1984) de Jean-Luc MICHEL, Université Paris 7, 17 avril 1988

Soutenance le 17 avril 1988 à l'Université Paris 7 Jussieu
Jury : Pr. Jean Devèze, rapporteur, Pr. Vettraino-Soulard, assesseur, Pr. Jacques Joly, assesseur, Pr. Pierre Fougeyrollas, président

 

Extrait de la Conclusion finale

Nous parvenons à présent à la dernière partie de notre conclusion. Après avoir examiné les validations des hypothèses générales et dressé rapidement les contours de l'éducation médiatique, qui constitue une des premières suites logiques des travaux menés dans cette thèse, il nous reste à resserrer notre réflexion sur la vie sociale et ses rapports avec les médias. Rappelons qu'au plan concret, les troisième et quatrième parties se sont achevées sur la mise au point de deux mini systèmes experts. Le premier permet d'entamer une détermination des profils distanciateurs et identificateurs ; le second permet de classer les associations selon la typologie fonctionnelle que nous avons dressée au chapitre 17. Dans un cas comme dans l'autre, il nous a semblé que l'effort de formalisation exigé par la mise au point de ces expertises pouvait s'intégrer totalement à la réflexion et renforcer la rigueur de la démarche scientifique.

Médiations et médiatisations de la vie sociale

La quatrième partie nous a permis de montrer que les associations, qu'elles soient indépendantes (cas de beaucoup le plus fréquent ) ou relais d'institutions, se comportaient en médiateurs de la vie sociale. Nous n'avons fait là que retrouver (et confirmer) les conclusions d'Albert Meister. Mais de plus, notre réflexion théorique préalable (exposée dans la troisième partie) nous a permis de proposer une explication de cette médiation en montrant comment les associations exercent une véritable médiation de médiation de la vie sociale (que l'on aurait pu nommer une sur-médiation ), ce qui entraîne ipso facto une distanciation sociale (ou sociétale) de leurs membres, envisagée dans ses aspects dialectiques. Selon cette hypothèse, les associations seraient alors les lieux de déclenchement ou d'activation d'une double distanciation. La première serait la distanciation médiatique, au sens où nous l'avons définie au chapitre 10, c'est-à-dire essentiellement la distanciation dialectique étendue à toutes les formes de médiation et de médiatisation, et à condition de ne pas oublier qu'elle intègre totalement la  , donc les activités d'IPT, regroupées sous le terme d'intégration. La seconde serait l'application de cette description théorique (et pratique) dans le champ social, en reprenant l'énoncé en apparence paradoxal du chapitre 6 : en se socialisant on se distancie, et en se distanciant, on se socialise . Mais, pour s'établir, la distanciation/intégration sociale nécessite deux caractéristiques supplémentaires qui vont nous forcer à nous retourner à nouveau vers la modélisation théorique.

En premier lieu, elle ne fonctionnera pas bien dans un espace social non volontaire, telles que les institutions ou la famille (qui n'est pas choisie, au moins par les enfants et n'est pas le résultat d'un acte volontaire d'adhésion…). En second lieu, la distanciation sociale ne pourra s'établir dans un système de permanence temporelle, telle que la détermine les institutions (y compris la famille ).

Si l'on cherche les raisons de ces deux caractéristiques fondamentales de la distanciation sociale, on redébouche rapidement sur la modélisation dipôlaire. En effet, au cours de la rotation des deux dipôles, et principalement de celle de l'ADI/IPT, nous avons montré qu'il fallait que des supports ou des relais puissent tour à tour l'IPT (par exemple des cibles auxquelles s'identifier ou sur lesquelles projeter ou transférer) et l'ADI (catalyse ou renforcement de la distanciation intra- et inter-personnelle). L'immanence de l'auto-distanciation que nous avons postulée comme conséquence obligatoire (et spécifiquement humaine) de la médiation de la médiation constitue un seuil minimum ( ou  ?) qui doit être sans cesse excité, réactivé, catalysé, brassé. Nous pourrions dire que c'est au cœur de la socialisation la plus intense et la plus variée que l'ADI est la plus forte (on retrouve presque le modèle socratique : en termes de modélisation, le dipôle tourne très vite). Un bref parallèle avec les descriptions de Jacques Ruffié sur le polymorphisme génétique  et le métissage généralisé qui en résulte peut éclairer cet aspect de l'ADI. La diversité et la vitalité humaines tiennent au mélange (mixage) génétique et à son exceptionnelle diversité. Pour Ruffié, qui rend d'ailleurs hommage aux idées de Darwin, cette vitalité prend justement sa source dans le brassage génétique. L'évolution des espèces est une conséquence de la reproduction sexuée et de sa part de croisements aléatoires. Nous en retiendrons l'idée selon laquelle la diversité aléatoire est le moteur de l'évolution.

Dans notre champ, nous pourrions dès lors interpréter la rotation de l'ADI/IPT comme le moteur de la distanciation sociale, ce qui entraînerait alors que par homologie, l'auto-distanciation immanente et les identifications/projections/ transferts trouvent leur catalyse (ou leur ) dans le changement de cible (ou de partenaire ). Pour bien , le dipôle ADI/IPT exige un brassage suffisant des cibles ou des supports, en l'absence duquel, sa rotation se et des fixations pratiquement pathologiques sur un des ces pôles peuvent apparaître. Entre le distancié martyr (blocage de l'ADI), et l'identifié béat (blocage de l'IPT), on trouve toutes les situations possibles.

Si nous reprenons l'analyse au niveau de la société post-industrielle, on se rend compte que le système médiatique ne cesse de proposer des cibles à l'IPT, par exemple au moyen des séries télévisées , alors que les cibles pour l'ADI sont moins variées, en particulier dans les institutions, grandes ou petites.

Ainsi, nous nous approchons de la de notre tentative théorique et pratique de transférabilité de la distanciation médiatique dans le champ social via les associations et les petits groupes volontaires.

Les institutions éducatives et culturelles que nous avons étudiées remplissent à peu près leur rôle de socialisation, dont elles tirent d'ailleurs leur légitimation ; mais basées sur des participations toujours involontaires et souvent permanentes ou de longue durée , elles ne peuvent assurer un renouvellement suffisant de l'ADI en raison d'un brassage insuffisant des partenaires. En dernière analyse, on pourrait dire que les institutions ne peuvent catalyser l'ADI, ou en d'autres termes, qu'elles disposent d'un patrimoine de profils distanciateurs ou identificateurs trop étroit et présentant une variabilité trop faible.

Dès lors, on comprendra peut-être mieux ce que nous avons étudié ici sous l'angle des associations ou des petits groupes, parce qu'à nos yeux, ils sont les lieux où l'auto-distanciation immanente a le plus de chances d'être excitée ou catalysée. D'où notre proposition de les considérer comme des distanciateurs/ intégrateurs sociaux. En termes théoriques, les associations et les groupes volontaires nous semblent constituer des lieux dans lesquels la socialisation a le plus de chances d'entraîner la distanciation médiatique et sociale des individus, essentiellement en raison du taux de variabilité des partenaires (au sens génétique). Il semblerait alors que nous soyons en mesure de tenter d' la dynamique associative.

Le schéma suivant va essayer de préciser notre interprétation :

Figure C.5. Essai de symbolisation :

Nous avons représenté de manière très synthétique la société civile ou la vie sociale, essentiellement lieu des médiations inter-individuelles (par la parole et les autres médias ). On pourra remarquer que dans la réalité, des formes de médiatisation sont apparues dans la communication inter-individuelle.

En face (ou au dessus), nous avons symbolisé le système des médias de masse ou ciblants que nous avons intitulé (en référence aux intuitions d'un publicitaire célèbre).

Ensuite, nous avons essayé, avec quatre cas-types de montrer les différences essentielles entre les niveaux ou systèmes de réception des messages médiatisés.

Au plan individuel, l'IPT est forte et l'ADI relativement faible (sauf des cas a-typiques comme l'était par exemple Julien Sorel). A ce stade, qui serait le degré zéro de l'organisation sociale, se situeraient aussi bien les relations de sociabilité classiques que les phénomènes de foule . Les médiations seraient réduites à la sphère sociale la plus proche, à la   im-médiate (au sens de peu médiée ou peu médiatisée). Nous avons représenté les échanges entre l'individu et la Planète Media en insistant évidemment sur leur sens le plus fréquent. L'individu seul ne peut exercer qu'une médiation intra-personnelle sur les messages médiatisés qu'il reçoit, d'où sa à développer sa distanciation plus loin que le minimum immanent et irréductible.

Ensuite, on trouverait la famille (ou la parenté restreinte) comme premier degré d'organisation. L'ADI/IPT tournerait dans un cercle plus ou moins réduit et les médiations des messages médiatisés pourraient s'établir (en termes concrets, on peut discuter de l'émission de télévision en cours, sauf dans le cas du ).

Au deuxième niveau, on trouve les institutions, considérées également comme des lieux de socialisation, mais sur un mode involontaire, d'où l'orientation parallèle des flèches, symbolisant le manque de variabilité de l'ADI.

Ainsi, autant avec la famille qu'avec les institutions (et à la limite, quelle que soit leurs tailles respectives), les médiations s'exercent sans grande variabilité, essentiellement parce que les sont connus (ou supposés tels) et permanents .

On trouve enfin au troisième niveau de l'organisation sociale, les associations et les groupes volontaires. Nous les avons montrés comme des lieux dans lesquels se déclencherait ou se catalyserait l'ADI, ce qui explique le rayonnement des flèches, par opposition à la convergence ou à la faible divergence des deux autres niveaux.

Pour en terminer avec cette analyse théorique, nous pourrions avancer que les institutions à participation involontaire (dont la famille, peut-être à l'exception du  ) se comportent comme des espaces de socialisation privilégiant le pôle IPT, et entraînant de ce fait, selon les positions simultanées du dipôle médiatique (fonction de création/fonction de communication) des attitudes de soumission ou de refus débouchant sur des aliénations que l'on peut qualifier de douces (ou huxleyennes) . Les associations ou les groupes volontaires se situeraient alors comme des espaces de socialisation privilégiant le pôle ADI, et entraînant de ce fait, des attitudes d'appropriation ou d'intégration (au sens dialectique) en fonction des positions simultanées du dipôle médiatique.

Et si Ruffié a raison de souligner que  , il semble que cette œuvre de resocialisation devrait essentiellement passer par les associations et les petits groupes volontaires.

 

Epilogue - Que faire ?

 

Il n'est évidemment pas question, dans un travail de ce genre, de prétendre répondre à une telle question. On doit interpréter le fait que nous la placions en tête du paragraphe final de cette thèse comme un dernier marqueur distanciateur et auto-référent par rapport à notre travail. En effet, que faire d'une problématique sociale que l'on croit avoir validée si ce n'est de tenter de la diffuser. C'est évidemment de cette façon que l'on peut réinterpréter a posteriori nos diverses actions sur le terrain des médias et de la vie sociale.

Arrivé au terme de cette longue réflexion, il nous semble que quelques principes pourraient guider des actions futures vis-à-vis de la distanciation médiatique. Nous allons brièvement les citer, en sachant fort bien ce que certains peuvent avoir d'utopiques  :

 

1. Développer l'éducation médiatique.

2. Développer les systèmes de communication médiatisée horizontale, comme par exemple les .

3. Diminuer par tous les moyens les coûts d'accès aux banques de données.

4. Favoriser l'auto-organisation sociale et la communication des groupes volontaires de type associatif.

Cette liste est volontairement très limitée et chacun de ses points relativement indépendant des autres, en termes sociaux et économiques, de façon à pouvoir faire l'objet de l'échéancement habituel aux négociations politiques.

Face à cette liste, très mesurée, mais très exigeante au plan technique, il nous semble que l'on pourrait engager une sorte de pari pascalien. Il suffirait d'imaginer, avec Aldous Huxley, les conséquences psychologiques et sociales d'une société où l'opulence communicationnelle d'Abraham Moles ne serait pas contrebalancée par une écologie communicationnelle. Sans respect du vernaculaire d'Illich, qu'adviendrait-il du jaillissement de l'esprit de Papert ?

Certes, l'immanence de l'auto-distanciation rétablirait sans doute tôt ou tard au plan individuel et social un équilibre entre les deux pôles de la perception, de la communication, de la vie sociale. Mais dans quel délai ? Ce n'est pas parce que l'on connaît ou croit connaître une certaine cyclicité de l'histoire qu'il faut accepter pour autant la et ses traductions libérales ou . A ce jeu là, il faut plaindre les optimistes qui pensent que la régulation sociale est toujours automatique, efficace et juste. Ils ont peut-être raison, mais pour les générations suivantes. Leurs analyses activent seulement le pôle de la projection ou du transfert. C'est pourquoi, il est à nos yeux plus réaliste d'adopter la vision pessimiste, même teintée de l'excessif scénario-catastrophe des . Si ce pessimisme est moteur du changement social, vive le pessimisme ou le scepticisme distanciateur !

 

Enfin, dans un schéma d'auto-référence à la Hofstadter, nous reprendrons la citation de Goethe qui ouvrait cette thèse :

Tout ce que tes parents t'ont laissé en héritage,

Si tu le veux posséder,

Gagne-le

L'héritage (culturel…) est une projection ou un transfert vers les . Il n'acquiert de valeur que s'il est distancié.

C'est à nos yeux le résumé de l'existence humaine.

 

Chapitre "Thèse"

Commentaire

Avec cet extrait et les dernières des 2660 pages, le lecteur verra le point d'arrivée de ce travail mené en 1988 mais dont le cœur, la théorie distanciatrice continue d'inspirer mes réflexions et d'engendrer aujourd'hui encore de nouvelles analyses.

Pour parvenir directement à l'Education médiatique et son descriptif.

Même en 2007, ces approches restent encore "novatrices", c'est la preuve que le progrès des idées est bien lent…

Le succès d'un petit site sur l'état de mes relations avec Apple relance l'intérêt pour ces thèmes et me motive pour un nouvel ouvrage sur l'informatique dans l'enseignement.