Commentaire

Comme cet ouvrage est relativement difficile à trouver, sauf sur Internet, par exemple sur Amazon.com, ou à la librairie Tekhne le lecteur en trouvera ici l'introduction générale qui lui montrera les objectifs essentiels.

J'avais pu présenter les grandes lignes (non encore théorisées à l'époque) de ce qui devint la théorie distanciatrice dès 1984 dans une revue à large diffusion. Ce gros pavé de 365 pages devait fonder tout l'édifice de la distanciation, d'où le fait qu'il ne me semble pas avoir vieilli (!!) et que sa lecture est parfois un peu aride (!!). J'envisage depuis quelques temps une version orientée vers le grand public.

Chapitre "Notice JLM"

La distanciation

Essai sur la société médiatique

 

L'ambition de cet ouvrage est grande : il s'agit de construire une théorie capable de rendre compte du maximum de phénomènes de communication. A l'heure actuelle, il n'existe aucun cadre unitaire susceptible de regrouper les travaux déjà menés sur la notion de donnée, d'information, de médiation, de médiatisation ou de communication. La preuve en est fournie par l'intitulé derrière lequel les chercheurs français se sont regroupés : sciences de l'information et de la communication. On différencie l'information et la communication pour satisfaire les documentalistes et les bibliothécaires qui traitent de la première mais pas de la seconde, mais une information isolée, sans perspective d'être communiquée peut-elle vraiment exister ? De plus, des sous-chapelles nombreuses cherchent à découper à leur profit une partie des sciences de l'information en différenciant les documents selon leur type - mais alors les médias en tant que tels réapparaissent - ou leur fonction - et c'est encore de communication qu'il s'agit.

Toutes proportions gardées, les sciences de l'information et de la communication se trouvent un peu dans la même position que la physique nucléaire actuelle entre les quarks et les particules de charme : on rassemble des données et on les étudie dans des micromondes de plus en plus isolés jusqu'à ce que la perspective de les interpréter dans une théorie unitaire s'éloigne comme un idéal lointain et mythique à évoquer seulement les jours de spleen.

Mais, avant de se fragmenter, la physique a été unitaire ou presque, tandis que les sciences de la communication ne l'ont jamais été. Elles n'ont pas eu la chance de connaître la Renaissance et l'universalisme. Elles sont nées dans la segmentation et elles en portent la trace.

D'où une raison supplémentaire de tenter de fonder les sciences médiatiques, ou plutôt la médiatique qui regrouperait l'ensemble des travaux répartis entre les divers courants de la recherche actuelle.

De quelle communication parle-t-on ?

Après une explosion d'ouvrages sur les médias de masse et les industries culturelles, on observe aujourd'hui une floraison de livres sur la communication. De l'étude orientée sur les moyens, on est passé à un recentrage sur les processus, alors que dans le même temps le centre de gravité économique s'est déplacé de la communication de loisirs vers la communication d'entreprise.

La communication concerne dès lors l'homme global, le citoyen individuel comme l'homme de masse, dans leurs loisirs, leur travail ou leur vie privée. Des audiences cumulées on passe aux audiences attentives, des médias de masse on glisse vers les réseaux segmentés et ciblés. De tous côtés, on ne cesse de parler de l'" homo communicans " en lui prédisant les plaisirs raffinés de la convivialité ou l'angoisse permanente du contrôle de Big Brother. Une bonne partie du débat s'oriente entre deux dérives possibles de la " société communicationnelle ". D'un côté, l'esclavage doré du Meilleur des mondes décrit par Aldous Huxley, de l'autre le totalitarisme inquiétant de 1984 de Georges Orwell.

Entre les deux si l'on peut dire, la tendance dernier cri est la recherche de convergences entre les théories de l'information et de la communication - qui auraient vieilli - et les nouveaux paradigmes des sciences cognitives. Pour les optimistes, la jonction sera libératrice, pour les pessimistes, elle sera aliénante.

Pendant ce temps, la publicité affine de plus en plus ses méthodes de traitement de notre imaginaire social et individuel, les jeunes " zappent " sans arrêt, les séminaires pour cadres dirigeants proposent des méthodes toutes plus efficaces les unes que les autres pour " mieux communiquer ", tandis que l'université essaie de montrer sa capacité à accompagner ou à précéder le mouvement.

Toutes ces tendances ont un point commun en pleine émergence depuis peu d'années : la nécessité impérieuse de prendre de la hauteur, du recul, de la distance avec le flux informationnel et l'invasion des signes, en un mot, l'obligation de se distancier du quotidien pour (re)-trouver du sens, pour mieux communiquer.

Les travaux sur les médias sont nombreux et variés, mais peu de lignes de force semblent pouvoir en être tirées. Si l'on s'intéresse à leurs effets psychoperceptifs, on entre dans un désert si peu cartographié qu'il vaut mieux ne pas oublier ses vivres (ou ses concepts) et sa boussole (ou sa méthode) alors que l'analyse économique des " industries culturelles " a fait florès et a donné lieu à bien des actions publiques ou gouvernementales, aussi bien libérales que progressistes.

Les médias apparaissent tellement protéiformes, en perpétuelle diversification quand ce n'est pas en division ou en mutation totalement anarchique - au sens biologique - que nulle théorie globale ne semble pouvoir rendre compte des conditions de leur apparition et de leur développement. Nous ne disposons pas non plus d'explications cohérentes et générales de leur différenciation, et encore moins de concepts éclairant les conséquences psychologiques, politiques, économiques et sociales de leur utilisation intensive.

Le propos de ce livre apparaît dès lors clairement : contribuer à l'élaboration d'une théorie de la communication essentiellement basée sur le concept de distanciation, d'où son nom de théorie distanciatrice.

S'agissant d'une construction ambitieuse, on comprendra son ampleur, dictée par l'espoir de disposer d'un cadre théorique unitaire susceptible de rendre compte du plus grand nombre de phénomènes de communication.

A condition de ne pas succomber au diktat de l'expérimentation et de la capacité de prévision mathématique, la réponse à une telle question ne peut être qu'affirmative. Le propre d'une démarche rationnelle et intelligente consiste à classer des phénomènes, à établir des typologies, à chercher à expliquer leur apparition et leur déroulement et éventuellement à les prévoir ou à agir dessus. Descartes a parfaitement expliqué la démarche nécessaire et même s'il s'est trompé dans des formulations mathématiques, il nous a laissé la méthode et le discours pour l'interpréter. Comme l'affirme tranquillement René Thom, Descartes a tout expliqué et n'a rien calculé tandis que Newton a tout calculé mais n'a rien expliqué. L'un n'est pas moins utile que l'autre au développement de la réflexion scientifique.

La théorie distanciatrice qui constitue le cœur de cet ouvrage affiche un premier objectif herméneutique clair : expliquer les phénomènes anciens et récents en matière de médiation et de communication, les interpréter, les rendre intelligibles. Le caractère non expérimental des sciences médiatiques, au sens de la vérification de lois mathématiques générales, ne devrait pas être inquiétant. Après tout, l'astronomie qui passe pour une science dure serait bien en peine de réaliser la moindre expérience, ce qui ne l'empêche pas de briller (!) au firmament scientifique.

Lorsque l'expérience est impossible, il suffit que la théorie offre des correspondances satisfaisantes avec le réel, d'où l'importance qu'elle soit suffisamment locale, délimitée à un domaine précis, fût-il vaste, complexe et enchevêtré.

Pour être utile, une théorie doit aussi être modulable et offrir différents niveaux d'interprétation des phénomènes qu'elle prétend expliquer. Ainsi, il lui faut posséder une capacité d'interprétation " microscopique " pour les faits élémentaires et " macroscopique " pour les événements, de façon à ce que chaque chercheur futur puisse la faire fonctionner et en tirer des conclusions pertinentes.

De plus, pour être reconnue, une théorie doit servir à quelque chose, que ce soit à mieux expliquer, à mesurer, à prévoir ou à agir sur le déroulement des phénomènes. La théorie distanciatrice se fixe des objectifs sociaux, liés à l'essor de la société post-industrielle. Une des raisons majeures qui ont entraîné la présente recherche a été de fonder scientifiquement la démarche d'" éducation médiatique " présentée comme une stratégie de sortie ou de contournement de l'alternative entre Huxley et Orwell.

Le " cahier des charges " de la recherche

Si l'on met en ordre les considérations précédentes, des objectifs précis peuvent être assignés à la mise au point de la théorie distanciatrice en tant que théorie médiatique fondamentale.

Comme dans un vrai cahier des charges, ces objectifs seront présentés avec suffisamment de généralité :

1. Unifier le plus grand nombre de recherches éparses sur les processus de médiation et de médiatisation.

2. Offrir un cadre conceptuel suffisamment évolutif.

3. Posséder une transférabilité la plus élevée possible.

4. Contribuer à la fondation des sciences médiatiques.

5. Prouver sa fécondité en générant des concepts opératoires.

6. Montrer son utilité sociale en fournissant un appui scientifique à des propositions de politique générale.

7. Utiliser la tentation nexialiste (interconnectivité des sciences) sans y succomber.

S'agissant d'une recherche originale, il a fallu trouver et synthétiser de nombreux concepts issus d'autres sciences en plein développement. En traitant du signe et du sens des messages, la théorie fait référence à des travaux de sémiologie et plus encore de sémantique. Elle se situe au carrefour des sciences du vingtième siècle. En globalisant des approches autrefois distinctes, elle a utilisé certaines notions de la théorie systémique, en remontant si besoin était à la source de celle-ci. D'autres sciences plus proches a priori ont naturellement été sollicitées comme la cybernétique et les multiples théories du signal qui l'ont suivie, mais devant la difficulté de l'entreprise, plusieurs autres sciences ont été appelées en renfort, avec au premier rang les toutes jeunes sciences cognitives.

Naturellement, les aînées ont également été consultées, avec au premier rang la sociologie ou la statistique (pour les enquêtes), voire l'histoire, puis les mathématiques ou les sciences physiques, notamment dans l'élaboration des nombreuses modélisations nécessaires à la construction de la théorie.

Les modélisations

En commençant cette recherche, il n'était pas a priori question de modéliser pour modéliser ni d'utiliser des graphiques pour illustrer des concepts particulièrement complexes. Mais au fil de l'élaboration de la théorie, la phrase célèbre de Jean Perrin s'est progressivement imposée : " substituer au visible compliqué de l'invisible simple " .

La modélisation s'est alors révélée un extraordinaire moyen de générer de nouveaux concepts. Il ne s'agit pas seulement de représenter de manière agréable et rapide des connaissances antérieures et stables, comme cela se fait conformément à la logique du schéma valant mieux qu'un trop long discours, mais au contraire d'employer la médiatisation graphique pour produire des connaissances nouvelles. Cette " méthode " était d'autant plus indispensable que la distanciation au cœur de la présente recherche est une notion fortement autoréférente exigeant un effort supplémentaire à celui de la démarche scientifique classique qui est déjà en elle-même distanciatrice. La théorie distanciatrice est une épistémologie au sens propre.

En proposant le modèle d'un dipôle, la théorie distanciatrice veut insister à la fois sur l'indispensabilité de l'équilibre dialectique des deux pôles et l'inéluctabilité du passage sur chacun d'eux ainsi que sur la liberté interprétative, d'ordre aléatoire, suggérée par la rotation continue.

Un autre genre de modélisation a également été utilisé : la formalisation des concepts et des critères typologiques selon les méthodes en vigueur dans la constitution des systèmes experts. L'emploi de ceux-ci serait sûrement de nature à " durcir " un peu les sciences humaines pour le plus grand bien de celles-ci.

Ainsi, la modélisation ne visait pas seulement à " bien présenter des notions complexes " ; elle fut un véritable outil distanciateur des notions difficiles traitées par la théorie - entre autres de la distanciation elle-même. On retrouve là les approches sur les conceptualisations non linéaires offertes par des schématisations dynamiques.

La théorie distanciatrice

Les effets psychologiques de la communication médiatique ont été peu étudiés en France, à l'exception des travaux déjà anciens de Michel Souchon, Mireille Chalvet, Pierre Corset et Ignacio Ramonet . C'est pourquoi les recherches américaines de ce qu'il est convenu d'appeler l'Ecole de Palo-Alto constituent une bonne base de départ pour l'approche distanciatrice, à condition de les intégrer dans un ensemble théorique susceptible de les accueillir.

La théorie distanciatrice a également cherché à dégager des concepts opératoires généraux permettant de rendre compte des modalités et des conditions de socialisation des médias, et par là même de contribuer à poser les fondements des sciences médiatiques ou de la médiologie de Régis Debray.

La théorie a aussi été travaillée du point de vue de son "opérabilité", ou plus simplement de son efficacité sociale. Elle a réussi à montrer sur quels axes il demeure possible de donner aux citoyens les moyens de prendre conscience et de réagir, ou de se distancier en face de ce qui sera nommé provisoirement " l'unidimensionnalisation croissante " de la vie sociale, ou la " mimesis  conformiste " , principalement dues à la segmentation progressive des contenus et à la différenciation des canaux de diffusion des informations. S'il fallait le résumer d'une phrase, cet objectif pourrait se caractériser comme une tentative de description d'une future " socialisation des moyens de communication électronique " .

La double fonction de création et de communication des médias nous est apparue assez tôt, sans que se dégage sur le moment ce qui est à présent avec le recul du temps - c'est-à-dire avec la distanciation temporelle - sa richesse fonctionnelle.

La double distanciation, d'abord critique puis dialectique se révéla quelques années plus tard dans son efficacité  éducative et sociale ; ce qui nous permit d'en faire état aussitôt et de chercher à la promouvoir concrètement dans des activités éducatives ou de conseil.

Le rôle majeur des petits groupes volontaires et des associations dans la diffusion de la théorie se dégagea, quant à lui, d'assez bonne heure. Nous pensions alors, davantage par intuition que par esprit de système, que les petites structures étaient mieux à même que les grandes d'offrir des espaces de développement riches et féconds (" Small is beautiful "…).

Dans ces entreprises, ces idées connurent des fortunes diverses ; parfois nous eûmes le sentiment qu'elles progressaient et étaient reprises par les décideurs politiques ou les prescripteurs institutionnels ; parfois elles demeurèrent ignorées parce que les projets qui les accompagnaient ou qu'elles portaient furent abandonnés ou dénaturés en cours d'avancement, par exemple pour cause d'alternance politique.

Nous connûmes la malchance qu'elles ne fussent pratiquement jamais critiquées, pas plus au point de vue théorique que technique, ce qui nous a passablement gêné dans notre action quotidienne, car nous comptions fermement sur les critiques pour affiner ou améliorer nos propositions.

Cet essai, qui s'appuie en partie sur des travaux que nous avons conduits ou publiés, ne servirait à rien s'il ne permettait de mieux appréhender la nature, l'étendue et la vigueur de ce que certains ont appelé " l'aliénation médiatique " avec pour objectif de favoriser une prise de distance, une autonomie, une résistance critique et dialectique face aux médias de toute nature dans l'espoir que les jeunes d'aujourd'hui, les citoyens de demain, demeurent sans cesse conscients de la médiatisation subie par les données, les informations et les connaissances.

S'agissant d'une théorie toute neuve, le rôle des lecteurs de cet essai va être prépondérant. S'ils le veulent, ils pourront servir de relais et contribuer à son développement. Ils recevront en échange la délicieuse excitation de la découverte de l'inconnu et la sensation de mieux comprendre l'organisation du vivant. Et s'ils le désirent, ils pourront faire vivre la théorie distanciatrice en pratiquant ou en faisant pratiquer son volet social qui est l'"éducation médiatique".

Qu'ils en soient par avance remerciés.

Jean-Luc Michel - 1991

 

 

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Présentation de l'ouvrage sur la distanciation

Chapitre "Notice JLM"